Chapitre 2
Chapitre 2: La crise présidentielle de 1924 : un coup d'Etat silencieux.
Lors de la défense de la position du Président de la République à la tribune, M. Charles Reibel utilisa l'expression coup d'Etat pour qualifier les manœuvres usitées par le Cartel à l'égard de Millerand. Le mot apparaît fort mais il est utilisé à bon escient. En effet, l'on va assister au renversement d'un Président de la République en dehors de la légalité institutionnelle. Ce renversement correspond à la volonté d'une prise de pouvoir par une majorité émanent d'un autre organe constitué, la Chambre des députés. Ce coup d'Etat est facilité par l'existence de facteurs de déstabilisation extra-parlementaires (Section 1). Grâce au rôle centrale que va jouer le Sénat (Section 2), on va qualifier ce coup d'Etat de silencieux.
Section 1 : L'existence de facteurs parlementaires et extra-parlementaires de déstabilisation.
La déstabilisation extra-parlementaire du président de la République va trouver ses sources dans le climat tendu des années 1920 (Paragraphe 1). Quant aux facteurs parlementaires, la déstabilisation viendra de la grève des ministères, devenu l'enjeu de la discipline partisane des cartellistes (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : Un environnement national et international défavorable : le climat tendu des années 1920.
Ce climat tendu est le fruit de l'influence de l'opinion publique en France, couplé à la montée du socialisme révolutionnaire dans le monde.
L'influence de l'opinion publique en France.
L'idée de voir Millerand quitter son siège présidentiel a une origine extra-parlementaire. En effet, c'est la presse d'opinion de gauche, principalement L'Œuvre, L'Humanité, journal fondé par Jean Jaurès revenu au Parti Communiste après le congrès de Tours, et surtout Le Quotidien, autoproclamé organe de presse du Cartel, qui va demander la démission de Millerand dès les premiers jours suivant les élections. Une véritable campagne de presse anti-Millerand va agiter ce microcosme journalistique, mais avec des répercussions importantes sur les décisions des acteurs politiques du Cartel.
Le Quotidien est un journal récent. Créé fin 1922 par Henry Dumay, il voit le jour grâce à la souscription de ses futurs lecteurs, dans un souci affiché d'indépendance pécuniaire.1 Il s'affiche dès ses débuts comme un journal populaire, en dehors du monde politique et journalistique, avec pour ambition de « perfectionner les institutions politiques et sociales de la République ». C'est « un journal honnête pour les honnêtes gens ». Il réunit des figures de la gauche, comme le socialiste Pierre Renaudel, les radicaux-socialistes Alphonse Aulard et Fernand Buisson qui forme son conseil politique.2 De nombreuses personnalités politiques de gauche y contribuent fréquemment, comme Léon Blum, Paul Painlevé, Edouard Herriot, Joseph Paul-Boncour ou Jean Hennessy.3 Des membres de la Ligue des Droits de l'Homme y participent aussi. Très vite, le journal acquiert un succès retentissant : titrant à 60 000 exemplaires à son lancement, il atteint 260 000 exemplaires au cœur de la campagne électorale en avril 19244, avec une pointe à 363 000 exemplaires5. Ce journal est l'outil de propagande du Cartel : en effet, un « véritable état-major politique » se constitue en son sein, avec Painlevé, Herriot, Hennessy, figures du Cartel, autour du fondateur Dumay6 afin de planifier une stratégie éditorialiste favorable au Cartel. De plus, le journal assure un soutien logistique au Cartel, en fournissant affiches et tracts, que la commission d'enquête parlementaire sur les fonds électoraux de 1924 va chiffrer à 30 000 affiches et 13 800 000 tracts7. Le journal apporte aussi un soutien logistique et éditorial aux quotidiens de province soutenant le Cartel.8 Dès lors, Le Quotidien se positionne en l'outil de propagande principal du Cartel des gauches, de ses idées et de ses leaders, et peu à peu, il va vouloir devenir le véritable maître à penser de l'idée cartelliste.
Au lendemain de l'élection, c'est le déchainement de la presse de gauche, Le Quotidien et L'Œuvre en tête. Vont se succéder des titres évocateurs et annonciateurs des prétentions politiques de ces journaux. Le jour des élections déjà, Le Quotidien, s'adressant aux électeurs, titrait : « Aujourd'hui vous êtes souverains »9. Dans cet article, Pierre Bertrand dénonçait la position de Millerand et mettait en garde ses lecteurs : « Le Président de la République revendiquant le pouvoir personnel, le président du Conseil s'armant de décrets lois, qu'est-ce donc si ce n'est la caricature vieillie d'un honteux bonapartisme ? »10. Pierre Renaudel écrivait aussi à la une de ce jour : « Dès la première heure, ceux qui ont fait le Bloc National, ceux qui, sans excepter M. Millerand et M. Poincaré, en ont été les inspirateurs et les agents, doivent sentir que leur place n'est plus à la tête du pays ». Le ton de la campagne anti-président était donné. Le lundi 12 Le Quotidien titre : « Le Bloc national est écrasé ! » et Pierre Bertrand de signer un éditorial virulent intitulé : « Présidents, allez-vous-en ! ». Il rappelle à Millerand ses paroles dont la teneur était que si le Bloc national perdait les élections, « il en tirerait immédiatement, en ce qui le concerne, les conséquences qu'il jugerait opportunes ». Et de conclure : « Président, le moment est venu »11. Le 13 mai, L'Œuvre, sous la plume de Robert de Jouvenel, dans un éditorial intitulé « Allez-vous en tout de suite ! », Millerand est qualifié de « président intérimaire de la République », chargé d'expédier les affaires courantes avant sa mise à l'écart.12 Le Quotidien du même jour va encore plus loin. Il titre « Millerand doit, comme Poincaré, se démettre ». Pierre Bertrand signe un long éditorial dans lequel il appelle au changement de la présidence de la Chambre, du conseil et de la République. Sur ce dernier point, il est clair :
« Nous devons nous préoccuper de pourvoir à la présidence de la République. M. Millerand s'est solidarisé avec le Bloc national. Il a insolemment déclaré que la politique du Bloc National était sa politique. Il a impudemment proclamé qu'il n'accepterait pas la défaite du Bloc national. Il est vaincu. Qu'il s'en aille ! [...] C'est trop tard pour se soumettre. IL FAUT SE DEMETTRE. » Et s'adressant à Millerand : « Vous partirez ou l'on vous chassera ».13 La violence des propos frappe : si Millerand n'accède pas aux volontés des cartellistes, il sera démis de sa fonction par la manière forte, c'est-à-dire en dehors du cadre institutionnel. Les conditions de la crise présidentielle étaient lancées dans ces journaux, dont les plumes se sentaient l'âme de plier la politique à leur souhait. Le 15 mai, L'Humanité titre « A la porte Millerand ! »14. Et Marcel Cachin de signer : « Pour nous communistes, nous avons des comptes spéciaux à régler avec cet imposteur [Millerand]. Nous n'oublions pas que l'ancien socialiste qui, jadis, si ignominieusement, trahit la classe ouvrière, a accompli contre la Révolution russe la crime le plus abominable [Millerand avait soutenu le tsariste Wrangel contre les Soviets] ».15 Les mots sont lâchés : « Ignominieusement », « trahit », « crime le plus abominable ».
Le succès escompté par ces journaux de gauche va être au rendez-vous, puisque d'une simple prétention journalistique de voir partir Millerand, on va passer à une véritable stratégie politique récupérée et intégrée par les responsables politiques du Cartel victorieux. Pour François Dubasque, « Le Quotidien fait office de porte-voix de la nouvelle majorité, quitte à faire pression sur ses représentants pour les pousser à se rendre maîtres des différents rouages du pouvoir. La campagne de presse exigeant la démission du président de la République Alexandre Millerand illustre cette fonction de groupe de pression »16. Dès lors, hors du Parlement, une force de déstabilisation va venir perturber le fonctionnement institutionnel normal de la vie publique. Cet exemple montre bien à quel point un élément extérieur au jeu politique traditionnel peut avoir un impact important sur les institutions dans la mesure où certaines composantes de celles-ci sont liées à cet élément. En finançant une partie de la campagne du Cartel par le biais des affiches et des tracts, Le Quotidien a lié les mains de ceux-là même qu'il soutenait, et ceux-ci se sont retrouvés redevables du service ainsi rendu. Un autre élément extérieur va venir jouer un rôle dans le jeu institutionnel postélectoral.
La montée du Socialisme révolutionnaire dans le monde.
Millerand, ancien socialiste passé à droite, a toujours rejeté le socialisme révolutionnaire. On l'a vu, lorsqu'il était membre du Parti Socialiste, défendre la thèse du socialisme évolutionnaire. En plus de rejeter la doctrine révolutionnaire, Millerand repousse l'idée de la lutte des classes, chère aux révolutionnaires. Cette position va contribuer à faire des communistes à la Chambre des alliés de circonstances du Cartel dans la « chasse » au Président de la République. Depuis le congrès de Tours de Noël 1920, le parti socialiste français, ayant eu à débattre des nouvelles conditions posées par Lénine pour prétendre à l'entrée dans la Troisième Internationale, s'est divisé. La majorité va accepter ces conditions et fonder le Parti Communiste, de tendance révolutionnaire, tandis que la minorité consommera le schisme en fondant la Section Française de l'International Ouvrier (SFIO).
Déjà dans son discours de Ba-Ta-Clan de 1919, Millerand fustigeait la thèse communiste révolutionnaire : « On peut prêcher la lutte des classes. Que la lutte des classes soit un fait, je n'en disconviens pas. Il est un autre fait non moins certain, c'est la solidarité des classes »17. Ce thème de solidarité des classes, qu'il oppose à la lutte des classes, il le reprendra dans son discours d'Evreux d'octobre 1923 : « Ce n'est pas la lutte des classes qui inspire [la politique sociale du Bloc national], mais leur solidarité »18. Son rejet de la révolution est viscéral : « C'est au moyens légaux, à la discussion, au bulletin de vote, qu'il faut avoir recours pour changer ce qu'on estime devoir être modifiée dans cette République. Ceux-là ne méritent pas le nom de républicains qui sont de véritables esclaves qui, pour faire triompher leurs idées, ne songent qu'à opprimer leurs concitoyens par la force. Qu'elle vienne d'en bas ou d'en haut, elle n'est pas moins condamnable et nous ne sommes pas disposés à tolérer l'émeute que le coup d'Etat. La tyrannie, c'est par définition la réunion de tous les pouvoirs sur une tête, homme ou assemblée »19.
Ces paroles s'inscrivent dans un contexte international révolutionnaire, d'agitation, contre lequel Millerand a lutté. Trois faits lui seront reprochés par les communistes : l'appui militaire à la Pologne agressée par les Soviets en 1920, la gestion des grèves ouvrières de 1920 et l'opposition au gouvernement soviétique dans son souhait de commerce européen. On a déjà évoqué ce dernier point, intéressons aux deux premiers. La Révolution russe de 1917 a ouvert la voie d'un possible succès d'une insurrection prolétarienne de grande ampleur. En France, le climat social est tendu en 1920. Millerand est alors président du conseil. En février, une première grève de cheminot éclate, rapidement soumise par des révocations des ouvriers grévistes. Le 1er mai, sous l'instigation de la Confédération Générale du Travail (CGT), syndicat ouvrier créé en 1895, une grève générale des chemins de fer est décidée20. Elle s'étend ensuite à d'autres secteurs industriels : « la métallurgie, les mines, le bâtiment, les docks et l'électricité »21. Un parfum révolutionnaire flotte sur la France : les milieux ouvriers espèrent un succès à la bolchévique, tandis qu'au Parlement et dans les milieux bourgeois, on craint l'arrivée du prolétariat. Le Parlement demande alors à Millerand d'agir rapidement et avec efficacité. Jacques Chastenet note qu'il sera aisé pour lui de le faire, ayant été un militant au sein du mouvement ouvrier à ses débuts dans la politique.22 Les grévistes et les partis de gauche y voient une énième trahison de l'ancien socialiste. La grève générale est rapidement maitrisée, Millerand réquisitionnant les chemins de fer, remplaçant les grévistes par des volontaires23, tandis que les compagnies révoquent 22 000 agents grévistes24, la CGT étant poursuivie en justice aux fins de dissolution25. Cet épisode va rester dans les mémoires des communistes, puisqu'à la Chambre des députés, lors de la discussion de la motion Herriot déposée en vue du départ de Millerand, les communistes prendront comme argument la « trahison » de 1920 pour vilipender Millerand. Ainsi, M. Desoblin, communiste, dit qu' « Il s'est servi de la classe ouvrière pour monter au pouvoir, puis il a trahi le prolétariat pour servir la bourgeoisie ».26
Autre épisode, l'intervention française dans la guerre russo-polonaise. La Pologne avait gagné son indépendance à la fin de la première guerre mondiale, le 11 novembre 1918. Au début de l'année 1920, l'armée polonaise décide d'entrer en Ukraine et le 6 mai, elle conquiert la ville de Kiev.27 La réaction de la Russie bolchévique ne se fait pas attendre et la contre-offensive balaie les troupes polonaises qui se retrouvent vite submergées. Jacques Chastenet rapporte ce propos de Lénine qui vient « aider les masses ouvrières polonaises à s'emparer du pouvoir »28. La France se devait d'intervenir dans la discrétion, car, fidèle à sa ligne diplomatique de reconnaissance des Soviets, le gouvernement britannique n'aurait pas accepté une intervention militaire française en Pologne. Millerand va donc décider d'assurer un soutien logistique aux troupes polonaises et de dépêcher sur place des experts militaires, dont le général Weygand, chef d'état-major du Maréchal Foch.29 Raoul Persil raconte le climat de l'époque autour de cette intervention : « D'accord avec le Maréchal Foch, et devant le danger que ferait courir à l'Europe l'invasion de la Pologne et l'établissement des Soviets, non seulement dans ce pays mais aussi en Allemagne, où auraient déferlé les armées bolchéviques, le Président du Conseil décida d'envoyer Weygand, muni des instructions de Foch, au secours de nos amis polonais.[...] Les relations diplomatiques, déjà très tendues avec l'Angleterre, furent sur le point de se rompre »30. L'opération est un succès, les troupes russes sont défaites à Varsovie. Comme l'épisode précédent, l'intervention décidée par Millerand en Pologne va laisser un goût amer aux communistes. Toujours dans ce même débat à la Chambre le 10 juin 1924, à l'évocation de l'intervention de Weygand en Pologne résonnera le cri de « Vive l'Armée Rouge » prononcé par M. Desoblin, et M. Charles Reibel, défendant Millerand à la tribune, d'en tirer la conclusion que Moscou demandait la tête de Millerand : « Cet homme [Weygand, envoyé en Pologne par Millerand], instantanément, en prenant en main l'armée polonaise, sauvait Varsovie, sauvait la Pologne et sauvait, avec elle, la paix de l'Europe. Les Soviets savent se souvenir. M. Marcel Cachin, très loyalement d'ailleurs, disait ces jours derniers, dans son journal [L'Humanité], que les soviets avaient un petit compte à régler avec M. Millerand et qu'ils n'oubliaient pas ce petit compte »31.
Ces épisodes montrent que la volonté de faire tomber Millerand était partagée par de nombreux acteurs politiques, membres du Cartel, Communistes, mais pas pour les mêmes raisons. Les cartellistes lui reprochaient sa pratique partisane de la fonction présidentielle, les communistes son opposition au régime bolchévique et sa trahison du mouvement ouvrier.
Paragraphe 2 : La grève des ministères : un enjeu de la discipline partisane du Cartel.
Des tractations furent commencées entre le Président Millerand et Edouard Herriot, en vue de la constitution d'un ministère cartelliste, sans succès. S'ouvrit alors la grève des ministères, symbole du refus de la Chambre de participer au jeu institutionnel.
L'échec des tractations politiques entre Millerand et Herriot, seules portes de sortie pour le Président de la République.
Au lendemain des élections, Poincaré, président du conseil, démissionne. Le président de la République, selon la tradition républicaine, doit se tourner vers le leader de la nouvelle majorité à la Chambre pour lui demander de constituer un nouveau ministère. Millerand, décidé à jouer le jeu des institutions, peut-être un peu tard pour les cartellistes, contacte Edouard Herriot afin de lui demander de former son cabinet. Pourquoi Herriot ? Car il apparait comme le leader incontesté du Cartel, le rapporte Serge Berstein, aussi bien aux yeux de l'opinion, « [Le Quotidien] désigne Herriot pour la présidence du Conseil »32, qu'aux yeux de Millerand, « d'ailleurs, avant même qu'aucune désignation officielle ne fasse de lui le chef du gouvernement, l'issue apparaît si peu douteuse que des entretiens ont lieu entre lui-même [Herriot], le président de la République, Alexandre Millerand, et le président du Conseil, Raymond Poincaré, afin d'examiner les conditions de la passation des pouvoirs »33. Millerand souhaite se soumettre et Herriot, malgré son aversion pour l'attitude du président de la République durant la campagne, l'a bien compris. Mais pour Berstein, « Le président du Parti Radical ne peut guère prendre la défense d'un chef de l'Etat qui s'est présenté en leader du Bloc national et dont l'attitude lui paraît inconstitutionnelle »34. Herriot se rend plusieurs fois à l'Elysée afin de rencontrer Millerand, et d'être tenu au courant des affaires : « Cette réserve du chef radical, les visites qu'il accepte de faire à l'Elysée et au Quai d'Orsay, où les dirigeants de la majorité sortante le mettent au courant des dossiers en cours [...] provoquent un réel malaise dans les troupes du 11 mai »35. Tout donne donc à penser que Herriot apparait comme susceptible de former un gouvernement, ce qui permettrait d'une part au Président de la République de rester en place et d'autre part de satisfaire la nouvelle majorité. Mais Herriot se trouve face à un dilemme.
Le 1er juin 1924, la réunion des députés radicaux adopte par 111 voix et 4 abstentions la motion Accambray demandant le départ de Millerand : « Considérant que M. Alexandre Millerand, président de la République, a, contrairement à l'esprit de la Constitution , soutenu une politique personnelle ; Considérant qu'il a ouvertement pris parti pour le Bloc national ; Considérant que la politique du Bloc national a été condamnée par le pays ; Estime que le maintien à l'Elysée de M. Millerand blesserait la conscience républicaine, serait la source de conflits incessants entre le gouvernement et le chef de l'Etat et un danger constant pour le régime lui-même »36. Le message était clair : en aucun cas les radicaux ne voulaient gouverner si Millerand restait en place. La crise qui avait débuté dès 1923 avec le discours d'Evreux devait prendre fin avec le départ de Millerand, sans quoi le régime serait secoué par des crises chroniques. Herriot se trouvait devant un choix capital : soit il acceptait l'appel de Millerand à former un cabinet pris dans la majorité et de fait recevait de lui « l'onction » présidentielle, soit il suivait la discipline de son parti et refusait l'offre présidentielle. Dans le premier cas, Millerand sauvait la face, mais Herriot aurait paru comme un traitre pour les socialistes et les communistes qui réclamaient la tête de Millerand. De plus, en agissant ainsi, Herriot aurait été au-devant de crises ministérielles fort probables car le Cartel aurait éclaté, et cela pouvait signifier un retour d'une majorité unie derrière le Bloc national incessamment sous peu. Dans le second cas, en refusant, Herriot gardait intacte la cohésion du Cartel et se posait en homme de confiance, indifférent à l'appel du pouvoir et sûr de ses convictions idéologiques. Herriot n'a pas vraiment le choix. Le Cartel vient d'adopter la motion des députés radicaux. S'il accepte la proposition de Millerand, il signe sa fin politique. Serge Berstein dit de lui qu'il « vient de faire l'expérience de l'influence des groupes de pression sur le pouvoir et de mesurer son impuissance à contenir leur action »37.
Le 6 juin 1924, Millerand convoque Herriot pour qu'il forme son ministère. Des questions d'intérêt national sont évoquées, ainsi que le programme du Cartel, mais suivant la discipline de son parti et de tout le Cartel, il décline l'offre.38A la suite de la réunion, il publie un communiqué dans lequel il exprime les raisons de son refus. Instigateur du Cartel des gauches, la victoire s'est faite derrière lui. Cela ne lui donne pas la prétention première d'accéder au pouvoir, mais au contraire de continuer à guider le Cartel. Ce dernier a exprimé sa volonté, il ne veut plus de Millerand. Herriot se plie donc à cette volonté et refuse l'offre présidentielle : « Ayant défendu, pendant toute la campagne électorale, le Cartel des gauches, je ne pouvais former un ministère en dehors de ces gauches dont la décision sur le rôle constitutionnel du président a été récemment rendue publique. Me trouvant en présence d'un état de fait qui ne permet pas la formation d'un ministère soutenu par une majorité de gauche, je devais décliner le mandat qui m'était offert »39. Herriot nous donne ici une explication très claire de la situation. Certes, le président de la République a appelé un homme de la majorité victorieuse à former un cabinet tiré de cette majorité. Mais cette majorité refusant le maintien de Millerand, le cabinet formé par Herriot n'aurait pas été assuré d'avoir une majorité pour pouvoir gouverner et ne serait-ce qu'exister. Il n'aurait pas forcément eu la confiance des chambres. S'ouvre alors la grève des ministères.
Le refus de la majorité à la Chambre de participer au jeu institutionnel, symbolisé par la grève des ministères.
Millerand est acculé, il est dans l'impasse. Herriot vient de refuser sa proposition de former un gouvernement. Il se tourne alors vers Théodore Steeg, sénateur radical qui fut son ministre de l'intérieur en 1920. Steeg était un ami de longue date de Millerand rapporte Raoul Persil40, et le président de la République comptait sur sa sagesse sénatoriale pour calmer la fougue de la Chambre basse et de ses membres nouvellement élus. Raoul Persil, alors collaborateur actif de Millerand, reçu de M. Steeg la garantie qu'il allait constituer un cabinet : « J'allai personnellement à sa rencontre à Dijon [...], pour le mettre au courant de la situation, de la part du Président, et lui demander de venir à l'Elysée à sa descente du train. Pendant les deux heures que je demeurai avec lui jusqu'à Paris, j'obtins la promesse qu'il ferait tous ces efforts pour constituer un cabinet, d'autant qu'il était tout à fait d'accord sur les principes généraux de la politique qu'il convenait de poursuivre41 ». Là encore, on remarque la façon qu'avait Millerand de procéder. Même acculé comme il l'était en ce mois de juin 1924, il continuait à assurer sa fonction présidentielle comme il l'avait fait jusqu'alors : certes, il propose à Steeg de former un cabinet, mais en s'assurant bien que celui-ci sera d'accord avec la politique qu'il devrait mener et qui a été esquissée par Millerand. Steeg ne va pas donner sa réponse aussitôt, il va rencontrer Paul Painlevé, Républicain socialiste du Cartel des gauches, qui va lui faire changer d'avis42 : lui aussi refuse l'investiture de Millerand. Le mot d'ordre est passé : aucun membre du Cartel des gauches n'acceptera de recevoir la présidence du conseil des mains de Millerand. Millerand s'adresse alors à des personnalités politiques hors Cartel, mais, selon Georges Bonnefous, avec l'intention de leur faire former un gouvernement avec des personnalités du Cartel et pour mettre en place la politique du Cartel. 43 Millerand essuie là aussi des refus catégoriques.
La nouvelle majorité de la Chambre ne disposant d'aucun moyen légal pour faire partir Millerand, elle va appliquer la technique utilisée en 1877 contre Mac-Mahon et qui consiste à ne pas entrer en contact avec un ministère pris hors majorité parlementaire et qui constitue « la négation des droits de la nation et des droits parlementaires »44. En effet, que peut faire la nouvelle majorité contre Millerand ? Le président est irresponsable, Jacques Chastenet note qu'il existe bien « un jugement du Sénat constitué en Haute Cour [qui] pourrait légalement le priver de sa charge »45 mais cette technique, issue des articles 9 de la loi du 24 février 1875 relative à l'organisation du Sénat46 et 12 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics47 serait longue à mettre en place (le Cartel et les groupes de pressions qui gravitent autour sont relativement impatients de voir Millerand partir) et le motif d'inculpation serait peu aisé à définir (une pratique présidentielle inadéquate ? une violation de la Constitution ?). Toujours en est-il qu'il ne reste qu'un moyen pour obliger Millerand à partir, c'est de faire en sorte qu'il ne puisse former un ministère qui pourrait avoir l'aval des Chambres.48 René Rémond résume cette tactique par la formule du « double refus: refus des leaders pressentis de former un gouvernement, refus de la Chambre d'entrer en rapports avec des cabinets constitués par des hommes du président. »49
Le départ de Poincaré a particulièrement desservi la cause de Millerand. En effet, si celui-ci n'avait pas démissionné tant que les tractations pour le nouveau cabinet n'avaient pas abouti, Millerand aurait eu sous la main un président du conseil qui lui aurait permis de calmer les prétentions du Cartel.50 Mais là, la tâche est plus ardue pour Millerand, qui, ne réussissant à trouver de personnalités cartellistes pour former un ministère, va devoir solutionner rapidement cette crise. Le choix qui se porte à lui est très restreint : ne pouvant pas s'adresser directement aux Chambres, il va devoir former un cabinet intérimaire, non pas chargé d'appliquer une politique et de demander la confiance au Parlement, mais chargé par lui de porter un message aux fins d'éclaircir la situation dans laquelle le sommet de l'Etat se trouve. Il pense aussitôt à Poincaré comme nous le rapporte Raoul Persil51. Celui-ci serait chargé de porter aux Chambres un message dont la teneur devait leur permettre d'être juge du différend opposant Millerand à la majorité cartelliste de la Chambre basse. Mais là encore, comme en octobre 1923 au moment de lancer la campagne du Bloc national, comme au lendemain des élections de 1924, Poincaré se dérobe et laisse le président de la République dans la tourmente.52 Poincaré ne souhaite pas que le président de la République l'entraîne avec lui dans sa chute, comme il ne le souhaitait pas en 1923 et en mai 1924.
Millerand se résout donc à appeler M. François-Marsal, ancien ministre des finances du cabinet Poincaré démissionnaire, qui accepte de former un ministère et de porter un message du Président devant les chambres. Millerand ne se fait pas d'illusion quant à la réponse de la Chambre des députés passée aux mains du Cartel. L'espoir présidentiel réside dans la réponse du Sénat.
Section 2 : Le rôle central du Sénat, arbitre entre deux pouvoirs constitués.
Le Sénat se trouvait au centre de la solution de la crise. Il était en quelque sorte l'arbitre entre la présidence de la République et la Chambre des députés. En effet, son avis conforme était nécessaire au Président pour opérer la dissolution de la Chambre (Paragraphe 1). Mais le Sénat, par son silence, désavoua le Président (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : L'avis conforme du Sénat pour la dissolution de la Chambre des députés : un frein à l'utilisation d'un contre-pouvoir efficace.
L'article 5 de la loi du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs organise la possibilité pour le Président de la République de procéder à la dissolution de la Chambre des députés, après avoir recueilli l'avis conforme du Sénat. Malgré le fait que cette pratique était tombée en désuétude depuis 1879, Millerand envisageait de l'utiliser contre la Chambre des députés.
Une pratique tombée en désuétude depuis 1879.
« L'éternelle chimère des hommes est de chercher à mettre dans les constitutions la perfection qu'ils n'ont pas en eux-mêmes »53. L'on pourrait même aller plus loin que cette analyse de Gaston Jèze en affirmant que les constituants parent leur constitution des garanties de leurs futures imperfections. Ainsi, le pouvoir de dissolution accordé par les lois constitutionnelles de 1875 au Président de la République constitue une garantie nécessaire à la possible dérive d'un Parlement abusant de son emprise politique sur un gouvernement responsable devant lui. Maurice Hauriou en fait un gage de stabilité du régime de la Troisième République, dans la mesure où c'est une arme permettant à l'exécutif, de peser sur une chambre basse qui jouerait un peu trop l'instabilité ministérielle : « la responsabilité de la chambre n'existe réellement que si le président du conseil peut se présenter devant elle, un jour de crise, avec un décret de dissolution dans sa poche, afin que la chambre sache qu'elle puisse être renvoyée devant ses électeurs. Alors chacun prend ses responsabilités ». 54 La dissolution de la chambre basse devient donc un élément nécessaire à la stabilité du régime, elle est le corollaire de la responsabilité ministérielle du gouvernement devant la chambre. Enlever l'un des deux, et c'est tout le mécanisme d'horlogerie suisse des lois constitutionnelles qui s'effondre. Et c'est ce qui est arrivé, depuis la crise du 16 mai 1877.
Le 16 mai 1877, le président de la République, le maréchal Mac-Mahon, demande la démission du président du conseil, le républicain Jules Simon, suite au vote par la Chambre de l'abrogation de la loi de 1875 sur la presse que le Président voulait voir maintenue. Suite à la démission de M. Simon, Mac-Mahon nomme à la présidence du conseil le Duc de Broglie, plus proche de ses idées conservatrices. Aussitôt les républicains de la Chambre s'insurgent, et le 16 juin, Mac-Mahon demande l'accord, que celui-ci lui donne, au Sénat à majorité royaliste, pour opérer la dissolution. En réponse, la Chambre adopte un ordre du jour de méfiance, qui aura des échos avec la situation de 1924 : « Considérant que le ministère a été appelé aux affaires contrairement à la loi des majorités qui est le principe du régime parlementaire ».55 Mac Mahon prononce alors la dissolution de la Chambre. Les républicains sortent vainqueurs des élections et Mac-Mahon est obligé de se soumettre. En 1879, le renouvellement partiel du Sénat lui apporte une majorité républicaine. Esseulé, Mac-Mahon préfère démissionner, suite à son refus de réorganiser l'Armée demandé par les républicains. Jules Grévy est alors porté à la présidence de la République. Mais le souvenir du 16 mai est encore présent dans les esprits et, sitôt élu, le nouveau Président tient à rassurer la Chambre que « soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire, je n'entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels ».56 Naquit alors ce que les commentateurs appelleront la « Constitution Grévy », pratique constitutionnelle mettant de côté l'exercice du droit de dissolution. Ce terme de constitution attribué à cette pratique est totalement impropre. En effet, ce terme a été usité après coup, car les présidents suivant Grévy ne vont pas user de ce droit constitutionnel qu'est la dissolution. De fait, devant son inutilisation, ce droit aurait, nous dit-on, disparu de la Constitution, ou plutôt, par sa pratique, Grévy aurait institué une pratique constitutionnelle pérenne de non-utilisation de ce droit. Cette analyse est fausse, pour une simple raison : un droit qui n'est pas utilisé ne disparaît pas, tant que la source de ce droit ne disparaît pas. C'est d'autant plus vrai pour les droits que la Constitution attache à un pouvoir public. Par exemple, l'article 7 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics dispose que le président de la République « peut, par un message motivé, demander aux deux chambres une nouvelle délibération qui ne peut être refusée ». Cet article n'a jamais été utilisé par les Présidents de la Troisième République, pour autant, sa présence dans la Constitution n'a jamais été remise en cause. Il est vrai que dans le cas de Grévy, il avait lui-même assurer qu'il n'userai pas du droit de dissolution, mais sa pratique ne peut pas créer un précédent constitutionnel, surtout dans une tradition constitutionnelle écrite qui est celle de la France. De plus, si ce droit présidentiel n'a jamais été mis en application depuis Grévy, c'est peut-être dû en partie au fait que les présidents de la République successifs n'en ont pas eu le besoin, il n'avait pas de crise institutionnelle à gérer. C'est pourquoi, lors de la crise de 1924, Millerand songe à utiliser ce droit que les lois constitutionnelles lui confèrent.
La volonté de Millerand d'user de la dissolution.
En ce mois de juin 1924, Alexandre Millerand est dans l'impasse : tous les prétendants au trône ministériel ont refusé sa proposition de former un cabinet. Le régime est dans l'impasse, et chacun campe sur ses positions : le Cartel ne veut plus entendre parler de Millerand, Millerand ne veut pas laisser sa place. Une solution doit être trouvée rapidement, pour éviter que la crise ne s'enlise. Pour Georges Bonnefous, Millerand avait très peu de choix: soit il pratiquait la dissolution, soit il ajournait le mandat des députés le temps de calmer les prétentions de chacun : « Les bruits les plus contradictoires courraient au sujet de ses intentions. Le Président de la République allait-il, comme il en avait le droit, dissoudre la chambre [...] ou proroger le mandat des députés [...]? Dans le premier cas, il lui faudrait le concours du Sénat [...]. Pour prévenir la seconde éventualité, le groupe socialiste demanda que l'Assemblée siégeât en permanence »57.
Millerand pense avoir la solution à la crise qu'il traverse : il va jouer le même jeu qu'avait joué Mac-Mahon en 1877, il va user de la dissolution. Un différend existait bien entre la Chambre et le président de la République, il fallait le faire trancher par le peuple. Pour autant, suivant le rédacteur de la question, on pouvait avoir deux versions différentes du différend à trancher : Millerand aurait posé la question pour ou contre la poursuite de la politique qu'il avait mené jusque-là, et qui avait été le nœud du problème depuis le discours d'Evreux de 1923, le Cartel aurait posé la question de pour ou contre le maintien d'un président autoritaire au sommet de l'Etat. Georges Bonnefous ne pensait pas que Millerand avait l'intention d'user du droit de dissolution. Parlant des deux possibilités avancées plus haut, il affirme qu'il ne lui « semble pas que Millerand ait sérieusement pensé à l'une ou l'autre de ces solutions pour dénouer la crise. Il allait s'efforcer de transformer ce qui n'est jusqu'alors qu'une question de personne en une question de principe »58. Bonnefous se trompait, Millerand avait bien l'intention de dissoudre la Chambre.
C'est Raoul Persil qui nous apprend cette volonté de Millerand d'user de ce droit constitutionnel que beaucoup avaient, depuis Grévy, enterré. En effet, celui-ci avait demandé à Poincaré son concours pour reprendre la présidence du conseil et lire un message devant les chambres (supra, Chapitre 2, Section 1, Paragraphe 2). La manœuvre était simple : « Si le Sénat l'approuvait, le Président de la République dissolvait la Chambre et la renvoyait devant les électeurs avec cette fois la question bien posée : pour ou contre la politique républicaine, sociale et nationale ».59 Devant le refus de Poincaré d'assumer ce rôle, Millerand va se tourner vers François-Marsal, mais avec toujours le même objectif: obtenir l'appui du Sénat.
L'appui du Sénat est nécessaire pour que le Président de la République use de son droit de dissolution. La loi constitutionnelle du 25 février 1875 est claire sur ce point. Son article 5 dispose que « le Président de la République peut, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avant l'expiration de son mandat ». L'avis du Sénat doit donc être conforme, autrement dit sa simple consultation n'est pas suffisante et Millerand le sait. Le Sénat joue donc le rôle de premier arbitre du différend exécutif/Chambre des députés. Il est le premier rempart à l'utilisation de ce droit d'équilibre des institutions, avant la consultation électorale. Mais, à toute chose égale, les lois constitutionnelles de 1875 instaurent quand même un léger déséquilibre en faveur de la chambre basse. En effet, si le président de la République doit avoir l'avis conforme du Sénat pour opérer la dissolution de la Chambre, celle-ci n'a pas besoin de l'accord préalable du Sénat pour mettre en cause la responsabilité ministérielle, il n'existe pas de réelle équivalence ou de parallélisme des formes.
Un obstacle théorique, en plus de l'obstacle pratique de l'avis conforme du Sénat, pourrait intervenir dans l'exercice de ce droit de dissolution. Cet obstacle est mis en lumière par Léon Duguit, qui estime que la seule réserve à apporter au droit de dissolution viendrait du fait que le président de la République ne pourrait pas dissoudre une chambre nouvellement élue d'autant mieux si elle n'a pas encore exercé ses pouvoirs : « Cependant, bien que le législateur constituant ne l'ai pas dit, il nous semble qu'il existe une restriction légale à l'exercice du droit de dissolution. Le Président de la République ne pourrait pas dissoudre une chambre qui vient d'être élue. La raison de cette solution est évidente. Le chef de l'Etat a le pouvoir de dissolution non point pour briser le verdict du suffrage universel, mais pour soumettre au jugement du peuple un conflit qui s'élève entre le gouvernement et la chambre des députés. Si le Président prononçait la dissolution d'une chambre, qui vient d'être élue, avant même qu'elle ait émis un vote, cette dissolution serait érigée non pas contre la chambre, mais contre le corps électoral lui-même, dont on casserait le verdict ; ce serait évidemment inconstitutionnel ».60 Si l'on suit le raisonnement de Léon Duguit, Millerand serait dans l'impossibilité d'opérer la dissolution puisque la Chambre avec qui il est en opposition, vient d'être élue et n'a pas encore émis de vote. Il risquerait la pratique inconstitutionnelle d'un droit constitutionnel. Pour autant, l'élection de 1924 étant revêtue d'un caractère spécial dû à son système électorale, la Chambre nouvellement élue ne représente pas réellement le suffrage des électeurs qui, on le rappelle, ont voté massivement pour les candidats du Bloc national. Dès lors, en opérant la dissolution, Millerand ne s'érigerait pas contre le verdict du corps électoral, allant même, on peut l'affirmer, vers le rétablissement de la volonté de celui-ci. Constitutionnellement, Millerand pouvait donc bien user du droit de dissolution. En 1877, Mac-Mahon avait usé de ce droit, après avis conforme du Sénat. Il ne va pas en être de même pour Millerand.
Paragraphe 2 : Le silence sénatorial : un désaveu pour Millerand.
Millerand met beaucoup d'espoir dans la réponse du Sénat car il y voit un dernier rempart contre les velléités, la « dictature » que la Chambre des députés semble vouloir mettre en place. Peine perdue, le Sénat ne va pas aller contre la volonté des élus du suffrage universel.
Le Sénat, dernier rempart de Millerand contre la « dictature » de la Chambre des députés.
Le sort de Millerand semble être verrouillé. Le vote, par les députés cartellistes de la motion Accambray, selon laquelle le maintien du Président « blesserait la conscience républicaine » , laisse supposer que Millerand est condamné à subir la houle de la Chambre basse. Mais il lui reste un espoir qui réside dans l'attitude que va adopter le Sénat. En effet, dans cette opposition entre la Chambre des députés et le président de la République, le Sénat va apparaitre comme l'arbitre institutionnel entre les prétentions de chacun. Millerand n'a guère le choix, s'il veut recourir à la dissolution de la Chambre, il lui faut l'assentiment du Sénat.
François-Marsal, que Millerand a nommé à la tête du cabinet intérimaire, ira porter le message présidentiel à la Chambre, tandis que c'est le Garde des Sceaux, M. Antony Ratier, qui va être chargé de le porter au Sénat. Le texte présenté dans les deux chambres est le même, il ne s'agit pas encore, au Sénat, d'une demande d'accord de dissolution de la chambre basse. Ce texte va plutôt servir à Millerand à « prendre la température » du Sénat, pour voir si ses chances d'obtenir l'accord en vue de dissoudre sont tangibles. Millerand estime que ces chances sont bonnes, comme l'a rappelé Raoul Persil. Lorsqu'il avait mandé Poincaré d'être ce porteur de message, il escomptait sur l'aura de l'ancien président de la République (de 1913 à 1920) et ancien président du conseil, sénateur depuis 1920, pour obtenir la confiance sénatoriale et apaiser la fougue des députés : « Si le Sénat s'était solidarisé avec M. Millerand, il n'est pas douteux, en effet, que ce geste aurait donné à réfléchir »61. Mais Poincaré s'est dérobé. Dès lors, Millerand n'escompte plus sur un apaisement de la Chambre que Poincaré lui aurait sans doute amené. Le Sénat devient la dernière perspective de sortie de crise dans laquelle Millerand va concentrer tous ses espoirs.
Traditionnellement, le Sénat représente la sagesse, la raison, la tempérance, à l'opposé d'une Chambre des députés sujette à l'agitation. Pour reprendre Clémenceau : « Les événements m'ont appris qu'il faut laisser au peuplele tempsde laréflexion. Le temps de la réflexion, c'estle Sénat».62 Alors que la Chambre est synonyme de fougue, d'empressement, le Sénat apparaît comme le gardien des institutions, de la permanence. En effet, pour reprendre l'analyse du Professeur Julien Boudon, le Sénat personnifie la permanence de la République dans la mesure où, par son système de renouvellement partiel, il est le seul organe constitué n'ayant pas de vacance possible. D'ailleurs, la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics dispose à son article 3 qu'en cas de dissolution de la Chambre par le président de la République « le Sénat se réunirait de plein droit ».63 L'on pourrait aller plus loin en affirmant qu'à l'instabilité des fonctions constitutionnelles, le Sénat répond par la permanence de sa fonction institutionnelle.
Pour autant, en ce mois de juin 1924, l'agitation gagne le Sénat. Georges Bonnefous rapporte : « Le Sénat, qui avait jusque-là conservé sa traditionnelle sérénité, connut, après la manifestation des députés du Cartel [l'adoption de la motion Accambray], une certaine animation mais qui ne dépassa guère les murs de la salle de conférence »64. Les sénateurs sont inquiets des possibles conséquences de cette crise sur la stabilité du régime. Léon Duguit estime que disposant de la force armée, le chef de l'Etat pourra faire marcher les troupes contre une chambre ayant un comportement inconstitutionnel : « Le Président de la République dispose de la force armée [...], et la force armée doit lui obéir sans qu'elle ait à apprécier la légalité des actes qui lui sont commandés. Si donc le chef de l'Etat fait disperser par un régiment les chambres illégalement dissoutes, on ne voit pas comment on pourrait s'y opposer ».65 Face à l'opposition de la Chambre contre sa personne, le Président Millerand pourrait donc agir militairement contre elle, aux fins de sauvegarde du régime et de sa fonction. Pour autant, ce cas extrême n'est nullement envisagé par Millerand, qui avait déjà reçu l'appui d'une partie du Sénat. Devant l'agitation qui commence à poindre au Sénat, Millerand reçu l'appui de la Gauche républicaine et de l'Union républicaine du Sénat, qui inquiet devant le déroulement des événements, craignait un déséquilibre du régime parlementaire. Ceux-ci soutinrent Millerand de conserver la fonction présidentielle, afin d'assurer la stabilité des lois constitutionnelles : « La gauche républicaine et l'Union républicaine regrettait une campagne qui « tend à bouleverser le régime parlementaire ». Elles demandèrent à M. Millerand de rester en place »66. Pour autant, le Sénat était coupé en deux, une partie des sénateurs ayant ratifié la motion Accambray.67 Le résultat de la mission du Garde des sceaux s'en trouvait donc incertain.
Le respect par les sénateurs du choix du suffrage universel.
Conformément à ce qui a été décidé par Millerand, le Garde des Sceaux, ministre de la justice, Antony Ratier, se rend au Sénat dans l'optique de lire le message présidentiel (infra, Chapitre 3 Paragraphe 1 Section 1).
Après la lecture du message, le Garde des Sceaux expose le problème que les sénateurs vont devoir trancher : si, comme le préconise Millerand, le respect de la Constitution étant primordial, les débats extra-parlementaires ne doivent pas influer sur le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, alors les sénateurs exprimeront par leur vote la confiance qu'ils ont en la pratique de la fonction présidentielle par son détenteur actuel et devront calmer les prétentions velléitaires des cartellistes : « Nous n'avons donc pas à vous présenter un programme de gouvernement, notre mission a un but limité et précis. Ou bien, vous nous direz, comme nous le demandons, que les lois constitutionnelles doivent demeurer intangibles, au-dessus des partis. Dans ce cas, l'autorité de votre vote indiquera aux chefs de la majorité issue des élections du 11 mai qu'ils ont le devoir d'accepter du Président de la République le pouvoir que celui-ci leur a offert et d'assumer la charge des destinés de la France. Ou bien par un vote qui permettra à chacun de prendre nettement ses responsabilités, vous déclarerez que vous n'approuverez pas les principes formulés par le message de M. le Président de la République, principes que nous défendons devant vous et qui sont la base de la Constitution républicaine ».68 Et M. Ratier de continuer : les sénateurs ont entre leurs mains l'avenir du régime. S'ils tiennent à jouer un rôle dans cette crise, ils doivent le jouer maintenant et permettre que la Constitution soit respectée.
Ce qui va se passer ensuite au Sénat est révélateur du climat entourant les institutions depuis le lendemain des élections le 11 mai. En effet, le Sénat va manquer à son rôle et se plier devant les prétentions de la nouvelle majorité de la Chambre. Ou plutôt, il va laisser aux députés de la Chambre récemment élus, le soin d'agir selon leur responsabilité. L'événement est court mais fait basculer complètement le différend entre Millerand et le Cartel en faveur de ce dernier. Voici comment il se déroule. M. Ratier termine son intervention en rappelant aux sénateurs que dans leur vote se trouve la survie du régime parlementaire : « Le vote que vous allez émettre intéresse au plus haut point l'avenir du régime. Le respect de la légalité est la garantie de nos institutions républicaines et la sauvegarde des libertés publiques »69. Il met en garde le Sénat contre un éventuel basculement des institutions. En effet, s'il laisse la Chambre démettre Millerand, c'en est fini de l'équilibre institutionnel de la Troisième République et la porte ouverte à une dictature de la Chambre basse. Le président de la chambre, M. Gaston Doumergue, passe alors à la demande d'interpellation de M. Henry Chéron, sénateur du Calvados et ministre de l'Agriculture de janvier 1922 à mars 1924 qui souhaite interpeller le gouvernement sur la situation politique, qui par l'intermédiaire du Garde des Sceaux, se dit prêt à débattre immédiatement. C'est alors qu'une demande de renvoi de l'interpellation est déposée par M. Bienvenu Martin, sénateur radical, M Mauger, socialiste, MM. René Renoult et Léon Perrier, radicaux-socialistes. Ce renvoi de la discussion peut paraître anodin, mais il va constituer le tournant de la crise. M. Chéron demande alors la discussion de cette demande de renvoi, ce que lui refuse le président, appliquant un point du règlement du Sénat qui veut que « Le Sénat, après avoir entendu un des membres du gouvernement, fixe, par assis et levé, sans débat, le jour où les interpellations seront faites »70, la motion de renvoi ayant la priorité sur celle d'interpellation.
La manœuvre des interpelants est magistralement orchestrée, cela en est presque de l'art parlementaire, de l'art de jouer avec la procédure. En effet, en posant cette demande de non renvoi, les sénateurs radicaux et socialistes empêchent qu'un débat s'ouvre immédiatement sur la situation politique et que l'on débatte de la crise et du message présidentiel. Et là où l'art se situe, c'est qu'a lieu, au même moment, à la Chambre, la même lecture du message présidentiel par François-Marsal. Dès lors, le règlement obligeant que la date de renvoi soit fixée sans débat, s'il y a renvoi, il n'y aura pas discussion immédiate de la situation de crise du pays, qui pourra reprendre plus tard, mais ce sera trop tard car la Chambre se sera déjà prononcée sur cette crise puisque les deux séances ont lieu en même temps à la Chambre et au Sénat. Le président du Sénat de conclure : « La motion préjudicielle de renvoi à la priorité. En conséquence, je mets aux voix, par assis et levé, la demande de renvoi de l'interpellation »71. Et un sénateur alors de s'exprimer : « C'est l'abdication du Sénat »72. La motion de renvoi sera adoptée par 154 voix contre 144. L'analyse du sénateur est brute et résume ce qu'il vient de se passer. Le Sénat a reporté la discussion, laissant aux élus du suffrage universel décider du sort de Millerand. La nouvelle parvient à la Chambre des députés où l'autre débat a lieu, et M. Camille Chautemps de s'exprimer, « Vive le Sénat »73, sous les applaudissements des députés cartellistes. La victoire est acquise, le Sénat n'a pas voulu entrer dans le débat opposant Millerand au Cartel.
Le Sénat n'a pas joué son rôle d'arbitre, il s'est effacé devant les prétentions d'une chambre basse en proie aux influences extra-parlementaires. Les députés cartellistes l'ont compris, ils ne leur restent plus qu'à formaliser le départ de Millerand.
1 Jean-Noël Jeanneney, op. cit., p.25.
2 François Dubasque, « Le Quotidien (1923-1936), instrument de conquête électorale et relais d'influence », Le Temps des médias, 2009/1 n° 12, p.188.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Jean-Noël Jeanneney, op. cit., p.25.
6 François Dubasque, art. cit., p.191.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Pierre Bertrand, « Aujourd'hui vous êtes souverains », Le Quotidien, 2ème année, n°457, Dimanche 11 mai 1924.
10 Ibid.
11 Pierre Bertrand, « Présidents, allez-vous-en ! », Le Quotidien, 2ème année, n°458, Lundi 12 mai 1924.
12 Robert de Jouvenel, « Allez-vous en tout de suite ! », L'Œuvre, Editions de Paris, n° 3447, Mardi 13 mai 1924.
13 Pierre Bertrand, « Nos conditions », Le Quotidien, 2ème année, n°459, Mardi 13 mai 1924.
14 L'Humanité, n°7743, Jeudi 15 mai 1924.
15 Marcel Cachin, « Qu'il s'en aille l'homme de Wrangel et de mai 1920 », L'Humanité, n°7743, Jeudi 15 mai 1924.
16 François Dubasque, art. cit., p. 193.
17 Raoul Persil, op. cit., p.122.
18 Alexandre Millerand, op. cit., p.8.
19 Raoul Persil, op. cit., p.122.
20 Jean-François Sirinelli, op. cit., p.58.
21 Jacques Chastenet, op. cit., p.67.
22 Ibid.
23 Jacques Chastenet, op. cit., p.67.
24 Jean-François Sirinelli, op. cit., p.58.
25 Ibid.
26 Annales de la Chambre des députés, 13ème Législature, Débats Parlementaire, Session ordinaire de 1924, Tome II, du 1er juin au 27 août 1924, Paris, Imprimerie des J.O., 1925, p.66.
27 Jacques Chastenet, op. cit., p.83.
28 Ibid.
29 Ibid.
30 Raoul Persil, op. cit., p.133.
31 Annales de la Chambre des députés, 13ème Législature, Débats Parlementaire, Session ordinaire de 1924, Tome II, du 1er juin au 27 août 1924, Paris, Imprimerie des J.O., 1925, p.67.
32 Serge Berstein, op. cit., p.109.
33 Serge Berstein, op. cit., p107.
34 Serge Berstein, op. cit., p.109.
35 Serge Berstein, Histoire du Parti Radical, op. cit., p.392.
36 Serge Berstein, Edouard Herriot, op. cit., p.110.
37 Serge Berstein, op. cit., p.111.
38 Ibid.
39 Ibid.
40 Raoul Persil, op. cit., p.163.
41 Raoul Persil, op. cit., p.163.
42 Ibid.
43 Georges Bonnefous, Histoire politique de la Troisième République, t.4. Cartel des gauches et Union nationale (1924-1929), Paris : Presses universitaires de France, 1956-67, p.12.
44 Jean-Jacques Chevallier, op. cit, p.317.
45 Jacques Chastenet, op. cit., p.120.
46 Le Sénat peut être constitué en cour de justice pour juger, soit le président de la République, soit les ministres, et pour connaître des attentats commis contre la sûreté de l'État. Article 10. Il sera procédé à l'élection du Sénat un mois avant l'époque fixée par l'Assemblée nationale pour sa séparation. Le Sénat entrera en fonctions et se constituera le jour même où l'Assemblée nationale se séparera. Article 11. La présente loi ne pourra être promulguée qu'après le vote définitif de la loi sur les pouvoirs publics.
47 Le président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des députés, et ne peut être jugé que par le Sénat. Les ministres peuvent être mis en accusation par la Chambre des députés pour crimes commis dans l'exercice de leurs fonctions. En ce cas, ils sont jugés par le Sénat. Le Sénat peut être constitué en cour de justice par un décret du président de la République, rendu en conseil des ministres, pour juger toute personne prévenue d'attentat contre la sûreté de l'État. Si l'instruction est commencée par la justice ordinaire, le décret de convocation du Sénat peut être rendu jusqu'à l'arrêt de renvoi. Une loi déterminera le mode de procéder pour l'accusation, l'instruction et le jugement.
48 Jacques Chastenet, op. cit., p.120.
49 René Rémond, La vie politique en France 1879-1939 La République souveraine, collection Agora, Fayard, 2002, p. 98.
50 Ibid.
51 Raoul Persil, op. cit., p.164.
52 Ibid.
53Gaston Jèze, « Chroniques constitutionnelles », Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger. (RDP), éditeur Chevalier-Marescq, 1920, p.584.
54Maurice Hauriou, Précis élémentaire de droit constitutionnel, Editions du Recueil Sirey, 2ème édition, 1930, p.155.
55Jean-Jacques Chevallier, op. cit., p.316.
56Jean-Jacques Chevallier, op. cit., p.328.
57 Georges Bonnefous, op. cit., p.10.
58Georges Bonnefous, op. cit., p.11.
59 Raoul Persil, op. cit., p.164.
60 Léon Duguit, op. cit., p.503.
61 Raoul Persil, op. cit., p.164.
62 www.senat.fr/colloques/colloque_cinquante_ans_senat/colloque_cinquante_ans_senat2.html
63 Article 3 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics : - Un mois avant le terme légal des pouvoirs du Président de la République, les chambres devront être réunies en Assemblée nationale pour procéder à l'élection du nouveau Président. - A défaut de convocation, cette réunion aurait lieu de plein droit le quinzième jour avant l'expiration de ces pouvoirs. - En cas de décès ou de démission du Président de la République, les deux chambres se réunissent immédiatement et de plein droit. - Dans le cas où, par application de l'article 5 de la loi du 25 février 1875, la Chambre des députés se trouverait dissoute au moment où la présidence de la République deviendrait vacante, les collèges électoraux seraient convoqués, et le Sénat se réunirait de plein droit.
64 Georges Bonnefous, op. cit., p.10.
65 Léon Duguit, op. cit., p.505.
66 Georges Bonnefous, op. cit., p.10.
67 Ibid.
68 Annales du Sénat, Débats Parlementaires, Session Ordinaire de 1924, Tome C 2ème partie, du 10 avril au 27 Août 1924, Paris, Imprimerie des J.O., 1925, p.1003.
69 Ibid.
70 Ibid.
71 Ibid.
72 Ibid.
73 Annales de la Chambre des députés, op. cit., p.67.