Perspectives

La crise présidentielle aurait pu donc bouleversé profondément la nature du régime de la Troisième République. Le 11 juin 1924, avec la démission d'Alexandre Millerand, la fonction présidentielle semble prendre le chemin d'un effacement total devant la volonté parlementaire. Déjà, l'on pouvait s'inquiéter de la dérive possible qu'un tel précédent pouvait avoir sur la marche des institutions. En effet, si une majorité décidait d'instaurer un régime autoritaire, quelle organe constitué aurait la force politique et institutionnelle de s'y opposer ? La garantie qu'une telle dérive ne pouvait avoir lieu survint le lendemain de la démission de Millerand avec le choix du nouveau président de la République. En effet, le candidat du Cartel, M. Painlevé, choisi dans la séance préparatoire à l'élection, où ne siégeaient, chose rare, que les cartellistes, fut battu par le candidat conservateur, le sénateur Gaston Doumergue, par 515 voix contre 309. Plus modéré, son élection rassura les députés hors Cartel de la suite de la marche institutionnelle. Le Sénat avait, certes, entériné le départ de Millerand, mais il ne voulait pas laisser un blanc-seing à la fougueuse Chambre et l'affirmait en faisant élire un des siens à la présidence de la République. N'ayant pas réussi à conquérir l'Elysée, l'hypothèse d'une « dictature » cartelliste et communiste était éloignée dès ses premiers frémissements.

Léon Duguit avait prévenu dès 1923 ce qui arriverait si les présidents de la République se faisaient les chantres d'une politique personnelle : « Souhaitons que les chefs d'Etat qui se succéderont au pouvoir ne tentent même pas d'esquisser une politique personnelle. Elle serait d'ailleurs bientôt brisée, mais non sans à-coups, peut-être graves pour le pays. Qu'ils comprennent aussi que tout en respectant scrupuleusement les vrais principes du gouvernement parlementaire, ils peuvent exercer une très heureuse et très active influence sur la politique intérieure et extérieure, et cela par leur autorité personnelle, leur expérience, leur savoir et aussi le prestige qu'ils doivent à leur haute fonction même ».1 Après l'épisode Millerand, c'est ce que s'attachera à respecter le nouveau président M. Doumergue.

L'on pourrait arguer que si les thèses de Millerand d'une présidence de la République indépendante et forte, aussi bien pour les affaires intérieures que pour les affaires extérieures, avaient abouti à la révision constitutionnelle qu'il appelait dans son discours d'Evreux, le sort politique, et non militaire, de la France de 1939, aurait été sans doute différent. Pour autant le général De Gaulle, après la débâcle institutionnelle causée par la débâcle militaire de 1939, reprendra par la suite les idées constitutionnelles développées par Alexandre Millerand d'une présidence de la République forte, élue à un suffrage élargi, indépendante des chambres. Son idée d'un Sénat élu par un collège électorale plus large sera aussi reprise par le général De Gaulle. Ainsi, la Constitution de la Vème République mettra en place, pour ce qui est de la présidence de la République à tout le moins, le régime constitutionnel que la pratique présidentielle de Millerand tendait à donner et aurait tendu à donner si son projet de faire réviser les lois constitutionnelles de 1875 avait abouti et s'il n'avait pas été contraint de démissionner.

Ce qu'il ressort de cette étude est que, quoi que les lois constitutionnelles d'un Etat puissent disposer sur l'organisation des pouvoirs publics, la pratique constitutionnelle des acteurs politiques influe de manière profonde sur la nature constitutionnelle du régime. Ainsi, comme le soulignent MM. Bernard Lacroix et Jacques Lagroye, « ce n'est pas parce que le travail constituant tend à immobiliser l'histoire en l'installant dans l'éternel présent fictif du respect des formes que la dynamique du jeu politique s'en trouve, un seul instant, interrompue »2.

1 Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, tome II, op. cit., p.665.

2 Bernard Lacroix, Jacques Lagroye, Le président de la République, Usages et genèses d'une institution, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1992, p.72.

Erwan ETIENNE, erwan-etienne@laposte.net Travaux de M2 Droit Public (2011/2012)
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