Chapitre 3


Chapitre 3: Le dernier recours de Millerand : la Question Présidentielle de Constitutionnalité du 10 juin 1924

Paragraphe 1 : L'ultime tentative présidentielle de résoudre la crise.

Millerand n'a plus d'autre choix : devant la grève des ministères que s'acharne à faire les cartellistes, il doit trouver un moyen de dénouer cette crise. Il décide donc de nommer M. François-Marsal à la présidence du conseil afin que celui-ci se présente devant les chambres pour lire un message qu'il va préparer. Ce message va prendre la forme d'une question de constitutionnalité : les chambres sont-elles désireuses de sauvegarder le respect des institutions et de la constitution en assurant à Millerand qu'aucune atteinte ne sera faite à la présidence de la République ? La question posée par Millerand va se faire dans le respect des règles constitutionnelles (Section 1) et être une question de nature constitutionnelle (Section 2).


Section 1 : Une question posée dans le respect des lois constitutionnelles de 1875.

Pour poser cette question de constitutionnalité, le président de la République va user de son droit de message aux chambres qui doit être lu par un membre du gouvernement. C'est l'article 6 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics qui dispose que « le Président de la République communique avec les chambres par des messages qui sont lus à la tribune par un ministre ».

La lecture d'un message présidentiel.

L'article 6 de la loi constitutionnelle du 6 juillet 1875 confie au président de la République le soin de communiquer avec le Sénat et la Chambre des députés par message. En effet, pour une question de séparation des pouvoirs, le président de la République n'a pas l'autorisation de se rendre en personne devant les chambres, pour éviter toute immixtion du pouvoir exécutif dans les affaires dévolues au pouvoir législatif : « De cette disposition, il résulte d'abord que le Président de la République n'a pas son entrée dans les chambres et qu'il ne peut jamais y prononcer un discours »1. Léon Duguit classe ce droit présidentiel dans les moyens d'actions du président de la République sur le Parlement, mais il juge que cette action est « plus théorique que pratique »2, car, étant seul responsable devant les chambres, c'est le gouvernement par son action qui pèse sur la politique du pays, et non le président de la République. Cette analyse est juste en théorie pour un président de la République qui ne sortirait pas de la « tradition républicaine » chère aux cartellistes, mais concernant la pratique présidentielle de Millerand, tout acte émanant de lui pèse bien sur la politique de la France.

Le message est le suivant : « Messieurs les députés, lorsque l'Assemblée nationale me fit l'honneur de m'appeler par 695 suffrages à la magistrature suprême, elle savait par mes déclarations publiques, que je n'acceptais d'aller à l'Élysée que pour y défendre « une politique nationale de progrès social, d'ordre, de travail et d'union ». L'engagement solennel que j'avais pris devant le pays, je l'ai fidèlement tenu. La France a soif de paix, de labeur et de concorde. Elle veut, au dehors, une politique qui lui assure, d'accord avec ses alliés, la sécurité, les réparations, l'application du traité de Versailles, le respect de tous les actes diplomatiques qui ont institué le nouvel ordre européen. Cette politique extérieure appelle une politique intérieure inspirée des enseignements de la guerre, fondée sur l'entente entre les Français, le respect des opinions et des croyances, le souci d'introduire dans les relations sociales toujours plus d'équité et de bonté, la volonté de sauvegarder le crédit de la France en maintenant entre les recettes et les dépenses publiques un rigoureux équilibre. Ces idées ont toujours dirigé mon action. Elles continueront de la guider. En disposant que le président de la République n'est responsable devant les Chambres que dans le cas de haute trahison, la Constitution a voulu, dans un intérêt national de stabilité et de continuité, que le pouvoir présidentiel fût, pendant sept années, maintenu à l'abri des fluctuations politiques. Vous respecterez la Constitution. Si vous la méconnaissiez, s'il était entendu désormais que l'arbitraire d'une majorité peut obliger le président de la République à se retirer pour des motifs politiques, le président de la République ne serait plus qu'un jouet aux mains des partis. Vous m'aiderez à écarter un si redoutable péril. Je me suis refusé à déserter mon poste. Ce n'est pas du Parlement, chargé de voter les lois et de veiller à leur respect, que peuvent venir le signal et l'exemple de leur violation. De dangereux conseillers s'efforcent, dans un intérêt de parti, d'obtenir que la nouvelle législature débute par un acte révolutionnaire. La Chambre refusera de les suivre. Fidèle à ses traditions, le Sénat voudra demeurer, comme il le fit dans les plus graves conjonctures, le défenseur de la Constitution. Une question constitutionnelle aussi importante pour l'avenir des institutions républicaines que celle posée par la crise actuelle ne peut être réglée dans l'ombre par des décisions d'individualité ou de groupe. Je fais avec confiance appel à la sagesse des deux chambres, à leur prudence, à leur amour de la France et de la République. Conscient de mon devoir, j'ai assumé mes responsabilités. L'heure est venue pour le Parlement de prendre les siennes ».3

Dans ce message, Millerand se fait d'abord son propre avocat. Il justifie sa prise de position durant la campagne. Il rappelle que, lorsqu'il avait accepté de monter à l'Elysée alors qu'il était chef de la majorité parlementaire et président du conseil, il avait prévenu qu'il n'y allait que pour continuer de mener la politique pour laquelle il avait été élu en 1919 et qu'en conséquence, sa pratique de la fonction présidentielle avait été en accord avec ses convictions. Si les députés et les sénateurs n'avaient pas voulu que Millerand continuasse de jouer le rôle qu'il jouait en tant que leader du Bloc national, il n'eut pas fallu le porter à la magistrature suprême. Dès lors, les cartellistes ne devaient pas se montrer étonnés de voir le Président de la République endossé une politique. Et Millerand de rappeler les axes de cette politique : union nationale, progrès social et défense républicaine. Ce message est relativement court mais il résume les différentes phases de la crise : la prise de position du président de la République en faveur du Bloc national, « L'engagement solennel que j'avais pris devant le pays, je l'ai fidèlement tenu », son différend avec la Chambre nouvellement élue, « Je me suis refusé à déserter mon poste », les pressions extra-parlementaires demandant sa démission, « De dangereux conseillers s'efforcent, dans un intérêt de parti, d'obtenir que la nouvelle législature débute par un acte révolutionnaire ». Il appelle, pour conclure, les deux chambres à faire preuve de retenue et à respecter le jeu normal des institutions.ent de la République en faveur du Bloc national « L'engagement solennel que j'avais pris devant le pays, je l'ai fidèlement tenu », son différend avec la Chambre nouvellement élue, « Je me suis refusé à déserter mon poste », les pressions extra-parlementaires demandant sa démission, « De dangereux conseillers s'efforcent, dans un intérêt de parti, d'obtenir que la nouvelle législature débute par un acte révolutionnaire ». Il appelle, pour conclure, les deux chambres à faire preuve de retenue et à respecter le jeu normal des institutions.

Une lecture faîte par un membre du gouvernement devant les chambres.

Le président de la République ne pouvant pas se rendre en personne devant le Parlement, le message qu'il doit adresser aux chambres doit être lu par un membre du gouvernement. Cela, pour plusieurs raisons.

D'abord, parce que la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics le lui impose, son article 6 disposant que « Le Président de la République communique avec les chambres par des messages lus à la tribune par un ministre ». Léon Duguit en déduit bien que « le Président ne peut jamais venir lire son message en personne ; le message doit toujours être lu aux chambres par un ministre »4. Dès lors, deux conditions découlent de la loi constitutionnelle : il faut déjà que le message soit lu à la tribune et qu'il le soit par un membre du cabinet. Autrement dit, il ne peut s'agir d'une interpellation faite depuis l'hémicycle, par un député. C'est ce qui explique pourquoi Millerand, pour pouvoir ouvrir devant les chambres le débat sur son départ de la présidence engagé en dehors du parlement, devait absolument constituer un ministère chargé de le faire. Il ne lui était pas possible de demander à ses anciens amis députés du Bloc national de le faire depuis les travées des chambres, cela aurait été purement inconstitutionnel (et Millerand veut à tout prix rester dans le cadre constitutionnel, nous le verrons). S'il avait pu trouver un membre du Cartel qui acceptait la présidence du conseil, la crise était solutionnée, il n'y avait pas nécessité à message. Mais aucun membre de la nouvelle majorité ayant accepté le poste, le débat devait être élevé au Parlement et Millerand a dû trouver une personne susceptible de le faire.

Ensuite, le Président ne peut se rendre devant les chambres pour lire son message du fait de son irresponsabilité politique (infra, Chapitre 3, Section 2, Paragraphe 2). En effet, le président de la République étant un incapable politique (supra, Chapitre 1, Section 1, Paragraphe 2), il faut que tous ses actes portent le contreseing ministériel, et les messages aux chambres n'échappent pas à la règle5. Pour Léon Duguit, cela transforme la volonté présidentielle individuelle en une volonté collégiale gouvernementale, on passe d'un acte personnel à un acte de gouvernement : « Ainsi, le message lui-même, qui paraît être cependant au premier chef l'expression de la volonté personnelle du président, n'est fait par lui que sous la responsabilité ministérielle et n'engage pas la responsabilité du président. Il suit de là que le message présidentiel pourrait être l'objet d'une interpellation adressée au ministère, et qui ne peut en droit atteindre le président ».6 Cette analyse nous permet d'éclairer le point suivant : en refusant la fonction de président du conseil, Poincaré ne faisait pas que se désolidariser du président de la République. Il savait ce qu'impliquait l'acceptation de cette fonction : il aurait dû lire devant les chambres le message de Millerand contresigné par lui-même, ce qui aurait signifié qu'il en prenait la responsabilité politique devant les chambres. Porter ce message devant les chambres n'est donc pas anodin, cela veut clairement dire que l'auteur de la lecture endosse la responsabilité des dires présidentiels et donc approuve son contenu. Poincaré ne voulait pas endosser cette responsabilité, c'est pourquoi il a refusé l'offre de Millerand.

En l'occurrence, MM. François-Marsal et Ratier, par leur lecture du message présidentiel, affirment leur approbation de la position défendue par le président de la République. Les deux hommes, en acceptant d'entrer au gouvernement, acceptaient de lier leur sort politique au Président Millerand. En se présentant à la tribune, ils y personnifient la volonté de président de la République. On retrouve encore là la marque du système constitutionnel de la Troisième République faisant du président de la République un incapable politique. Il est indéniable qu'il lui est loisible d'avoir sa volonté politique propre, et Millerand en a été l'exemple le plus flagrant. Mais il reste cet incapable dans la mesure où, si Millerand n'avait pu trouver de personnalité politique acceptant la fonction gouvernementale, il n'aurait eu aucun moyen de faire connaître, et surtout de donner un poids politique à sa volonté. Certes, il aurait toujours pu s'exprimer par le biais de la presse, comme il a pu le faire au cours de son mandat, mais cela n'aurait pas eu le même impact politique, la même valeur politique, qu'un acte officiel tel que le message présidentiel aux chambres. En prenant le chemin de ce message, Millerand entend rester dans la stricte légalité constitutionnelle.


Section 2 : La question posée : une question constitutionnelle.


La teneur du message de Millerand vise à poser une question bien précise aux chambres. Une question de nature constitutionnelle. Cette question tourne autour d'une différence d'interprétation des textes constitutionnels entre le président de la République Millerand et la majorité cartelliste de la Chambre. Cette question est posée aux chambres car le système constitutionnel de la Troisième République ne comprend pas d'organe spécifique de contrôle de constitutionnalité.

L'existence d'un différent d'interprétation des textes constitutionnels.

La crise de 1924 a ceci de particulier qu'elle oppose deux visions, deux interprétations des lois constitutionnelles de 1875 et notamment en ce qui concerne la place du Président de la République.

Pour Hans Kelsen, la doctrine constitutionnaliste va interpréter la Constitution « dans un sens politique déterminé ».7 Autrement dit, même la norme suprême d'un Etat n'a pas la neutralité théorique que l'on voudrait faire croire. Si son élaboration est éminemment politique, les lois de 1875 étant le fruit d'un compromis politique entre monarchistes et républicains, cette essence, cette couleur politique ne disparait pas avec sa mise en place. Le droit, en général, est l'expression d'une volonté politique, il n'existe pas de droit « neutre ». Il en va de même pour la Constitution, elle n'acquière aucune neutralité par son adoption et sa « couleur » politique ne disparait pas avec son entrée en vigueur. Il y a des constitutions monarchistes, d'autres républicaines, des constitutions de gauche, des constitutions de droite. Et c'est justement le cas des lois constitutionnelles de 1875. La fonction présidentielle telle qu'adoptée par l'Assemblée Nationale constituante en 1875 a une connotation, une couleur politique évidente : fruit du compromis entre monarchistes et républicains, cette fonction devait préparer le retour du roi. Autrement dit, cette fonction présidentielle, qui avait à sa création une couleur politique monarchiste, va garder cette couleur politique par la suite. C'est le point de vue de Gaston Jèze en 1913 : « C'est un fait bien connu que « la Constitution de 1875 est une constitution d'attente monarchique » [Barthélemy, Le rôle du pouvoir exécutif dans les Républiques modernes, 1907, p. 415]. Elle a été rédigée par des monarchistes ; elle a été votée par une majorité monarchiste impuissante à restaurer la Monarchie. Il n'y a rien d'étonnant que les idées prédominantes à cette époque dans le parti républicain touchant la Présidence de la République n'aient pas triomphé ; que ce soient les conceptions monarchistes qui aient prévalu. Or la conception monarchistes était celle d'un chef de l'Exécutif indépendant des assemblées ».8

Le différent d'interprétation de 1924 sur la fonction présidentielle a pris naissance avec le discours d'Evreux du président de la République. En sortant de sa traditionnelle réserve républicaine, le président de la République s'était posé en défenseur d'une politique partisane. Les opposants à cette politique avaient crié à la violation de la Constitution : le discours ne portait pas de contreseing ministériel, le président de la République étant irresponsable politiquement, qui endossait la responsabilité de ce discours politique ? En temps normal, les discours présidentiels doivent recevoir le contreseing ministériel, d'autant plus s'ils contiennent une idéologie politique. Un discours d'accueil des ambassadeurs à l'Elysée n'aurait pas besoin d'un contreseing, c'est de « l'inauguration de chrysanthèmes », tandis qu'un discours de cérémonie de commémoration du 11 novembre, dans un contexte d'occupation de la Ruhr devrait en avoir.

La suite est connue : les élections ayant été remportées par une majorité cartelliste, le président de la République devait-il en tirer les conséquences ? La réponse, aussi bien pour Millerand que pour le Cartel était positive. Ce qui les opposait était la nature des conséquences. Pour Millerand, la seule conséquence qu'il doit tirer de ces élections est le choix du président du conseil dans la nouvelle majorité de la Chambre. Pour les cartellistes, et les groupes de pression qui gravitent autour, Millerand ayant pris position en faveur du Bloc national défait aux élections, il devait assumer sa responsabilité d'avoir participer à la campagne électorale et remettre sa démission. Dans les deux camps, on crie à la violation de la Constitution. Millerand estime que le fait de demander la démission du président de la République est inconstitutionnel puisqu'il est irresponsable : « En disposant que le président de la République n'est responsable devant les Chambres que dans le cas de haute trahison, la Constitution a voulu, dans un intérêt national de stabilité et de continuité, que le pouvoir présidentiel fût, pendant sept années, maintenu à l'abri des fluctuations politiques. Vous respecterez la Constitution. Si vous la méconnaissiez, s'il était entendu désormais que l'arbitraire d'une majorité peut obliger le président de la République à se retirer pour des motifs politiques, le président de la République ne serait plus qu'un jouet aux mains des partis. Vous m'aiderez à écarter un si redoutable péril. Je me suis refusé à déserter mon poste. Ce n'est pas du Parlement, chargé de voter les lois et de veiller à leur respect, que peuvent venir le signal et l'exemple de leur violation »9. Pour les cartellistes, au contraire, l'entrée du président de la République dans la campagne électorale était inconstitutionnelle, car irresponsable politiquement, il ne devait pas prendre part au débat. C'est la substance de la motion Accambray que l'on rappelle : « Considérant que M. Alexandre Millerand, président de la République, a, contrairement à l'esprit de la Constitution, soutenu une politique personnelle ; Considérant qu'il a ouvertement pris parti pour le Bloc national ; Considérant que la politique du Bloc national a été condamné par le pays ; Estime que le maintien à l'Elysée de M. Millerand blesserait la conscience républicaine, serait la source de conflits incessants entre le gouvernement et le chef de l'Etat et un danger constant pour le régime lui-même »10. Les arguments des deux camps sont les mêmes, mais utilisés différemment : pour le Cartel, Millerand est sorti de sa réserve, il est rentré dans la lutte partisane alors qu'il est irresponsable, il a violé la Constitution, il doit donc en tirer les conséquences et démissionner ; pour Millerand, certes il a défendu une politique partisane, mais le président de la République étant irresponsable, on ne peut lui en tenir compte et lui demander de quitter sa fonction pour cette raison, toute demande de démission du président de la République étant inconstitutionnel.

Interrogé le 7 juin 1924 par le journal L'Œuvre, M. Dubois-Richard, professeur de Droit Constitutionnel à la faculté de Poitiers, analysait que « du moment que le Président de la République préside le conseil des ministres, qui prépare et qui exécute la politique voulue par la majorité, il est de toute nécessité qu'il n'ait pas pris parti contre cette majorité, autrement sa situation serait impossible [car] dans une démocratie, le dernier mot ne peut pas appartenir à celui qui n'a pas de compte à rendre. [...] Ainsi donc, s'il est dans l'esprit des lois de 1875 que le chef de l'Etat accomplisse son mandat de sept ans, il est aussi dans leur esprit qu'il prenne l'attitude d'arbitre impartial que lui commande absolument son irresponsabilité et la permanence même de sa fonction pour une durée fixe. C'est en prononçant le discours d'Evreux, c'est en prenant parti contre le scrutin d'arrondissement que M. Millerand a créé [ce] précédent dangereux [pour le régime]»11. Ainsi, Millerand, en prenant parti, en sortant de son rôle présidentiel, qui découle de l'esprit de la Constitution et non du texte même, aurait été coupable d'une violation de la Constitution. Léon Duguit est du même avis. Il se demande, après le discours d'Evreux, « le président de la République restait-il dans la légalité constitutionnelle ? Je n'hésite pas à répondre non. En exposant un programme sur les modifications qu'il y aurait lieu d'apporter à la constitution et sur la nécessité de procéder à une révision, M. Millerand prenait au premier chef une attitude politique sans que le président du conseil y fût associé et sans que le parlement pût la contrôler. [...]En agissant et en parlant comme il l'a fait, certainement M. Millerand est allé contre l'esprit et la lettre de notre constitution ».12

La doctrine était unanime sur ce point, Millerand s'était rendu coupable d'une violation de la Constitution en prononçant son discours d'Evreux. Le Cartel avait raison. Pour autant, Millerand mettait en garde les chambres que, si elles demandaient sa démission, à leur tour elles violeraient la Constitution sur le point de l'irresponsabilité présidentielle. Et cette seconde violation était d'autant plus probable qu'il n'existait pas d'organe de contrôle constitutionnel sous la Troisième République.

Une question posée aux chambres en l'absence d'organe spécifique de contrôle de constitutionnalité.

Hans Kelsen faisait de la justice constitutionnelle un élément de garantie de la stabilité institutionnelle des régimes : « La garantie juridictionnelle de la Constitution - la justice constitutionnelle - est un élément du système des mesures techniques qui ont pour but d'assurer l'exercice régulier des fonctions étatiques »13. Autrement dit, la justice constitutionnelle ne fait pas partie des moyens de contrôle politique du respect de la Constitution, mais bel et bien des moyens de contrôle technique du respect de la Constitution. La différence est de taille : les premiers sont des moyens de contrôle en opportunité, les seconds, « simplement », des moyens de contrôle en droit. La portée de ces deux contrôles est relativement différente : dans le premier cas, aussi bien la forme que le fond sont contrôlés, dans le second cas, seulement la forme. La première forme de contrôle s'attache à la régularité des pratiques, la seconde forme à la régularité des actes.

Les lois constitutionnelles de 1875 n'introduisent aucun de ces deux types de contrôle. Elles ne mettent en place qu'une « Cour de justice » assurée par le Sénat mais qui n'a que des fonctions judiciaires.14 Dès lors, la question constitutionnelle posée par Millerand ne pourra trouver sa réponse que devant les chambres, d'une manière relativement originale car non prévue par les textes constitutionnels. Ce sont les présidents de chambres qui vont jouer les gardiens des textes constitutionnels.

Le 1er juin 1924, la Chambre nouvellement élue fait sa rentrée postélectorale. Les élus communistes emmenés par Marcel Cachin déposent à la Chambre une motion d'ajournement rédigée comme suit : « La Chambre des députés s'ajourne pour permettre au chef du pouvoir exécutif d'apporter devant elle la démission que le pays lui a imposé à la date du 11 mai »15. Cette motion, en demandant la démission du président de la République, était tout bonnement inconstitutionnelle car allant à l'encontre de l'irresponsabilité présidentielle. Pour autant, les pouvoirs de la Chambre n'ayant pas encore été vérifiés, la Chambre étant seule juge de la régularité de l'élection de ses membres, le président de la chambre ne peut mettre cette motion en débat : « Je suis obligé de faire connaître à mes honorables collègues qu'il ne m'est pas possible de mettre cette motion aux voix parce que la Chambre n'a pas encore vérifié les pouvoirs de ses membres et qu'elle n'est pas constituée. Je dois ajouter que la motion n'est pas constitutionnelle »16. Le président de la Chambre, qui était en l'occurrence M. Pinard, doyen d'âge, se posait donc en gardien de la Constitution, mais de manière indirecte puisque la motion n'est pas mise aux voix, pour des raisons d'ordre technique, la régularité de l'élection de chaque député n'ayant pas été encore vérifiée, et non pour des raisons constitutionnelles.

Le 6 juin, la Chambre a terminé la vérification de ses pouvoirs et peut se mettre à travailler normalement. M. Paul Painlevé a été élu à la présidence de la Chambre. Membre du Cartel, il a laissé entendre dans son discours d'investiture que « le suffrage universel est notre maître à tous, quand il a fait entendre sa voix, chacun doit s'incliner devant son verdict ».17 Cette invective était adressée sans faux semblant au président de la République. M. Marcel Cachin et d'autres élus communistes déposent une nouvelle motion : « L'opinion est saisie de la question présidentielle par « l'habitant de l'Elysée » lui-même. D'après ses officieux, il entend exiger des Chambres qu'elles se prononcent clairement sur son départ. Nous demandons à cette Assemblée de répondre, sans délai et avec netteté, à cette exigence. Que la Chambre formule donc aujourd'hui, son sentiment et qu'elle statue sur la proposition qui lui vient de l'exécutif. Si, après une manifestation dont l'issue n'est pas douteuse, le Président s'obstinait à braver l'opinion, celle-ci ne manquerait pas d'indiquer sa volonté souveraine par tous moyens appropriés »18. Cette fois-ci, les termes de la motion sont plus ambigus, plus détourné, mais le fond reste le même : pour les interpellants, c'est le président de la République qui a laissé entendre que les chambres devaient se prononcer sur son départ, donc elles n'ont qu'à répondre à cette invitation. Le président de la Chambre intervint alors en disant que la motion était « nettement inconstitutionnelle »19 et que par conséquent, elle ne sera pas mise aux voix. Ce coup-ci, le président de la Chambre se positionne bien en garant du respect de la Constitution et fait ici œuvre de justice constitutionnelle selon Kelsen, puisqu'on est dans du contrôle de la régularité des actes. Le 7 juin, une nouvelle motion est déposée par M. Cachin et les communistes demandant la réunion de la Chambre le dimanche 8 juin afin que soit examiné « la question présidentielle. Nous proposons que la Chambre émette un vote clair pour affirmer sa volonté de voir le chef de l'Exécutif se démettre immédiatement de ses fonctions »20. Là encore, le président refuse que la motion soit mise aux voix car elle est inconstitutionnelle. Il ira même plus loin dans sa fonction de garant de la Constitution puisque lorsque le député Berthou mit en cause personnellement le président de la République dans le débat suivant le refus de faire voter la motion , le président le rappela plusieurs fois à l'ordre en arguant que « la Constitution ne permet pas de mettre en cause à cette tribune la responsabilité du Président de la République »21.

De fait, le président de la Chambre des députés s'est posé, à plusieurs reprises, en garant du respect des lois constitutionnelles. Devant l'insistance des communistes à mettre en jeu sa responsabilité, il va tenir bon. Mais Millerand va finir par tomber, par le biais d'une technique chère aux radicaux, l'évitement.

Paragraphe 2 : L'absence de réponse à la question : une mise en demeure du chef de l'Etat.

La Chambres des députés, par le biais de son président, avait repoussé par trois fois des motions inconstitutionnelles demandant la démission du président de la République. En présentant un cabinet, que l'on peut aisément qualifié d'intérimaire, chargé de porter son message aux chambres, Alexandre Millerand espérait clarifier le débat constitutionnel qui l'opposait aux cartellistes. Mais les cartellistes vont refuser le débat par le biais de la motion déposée par Herriot le radical et Blum le socialiste (Section 1), instaurant un précédent inédit dans l'histoire de la Troisième République bafouant l'irresponsabilité politique du président de la République (Section 2).


Section 1 : L'adoption de la motion Herriot et Blum : une réponse négative à la question présidentielle posée.

Par le biais de l'adoption de la motion Herriot et Blum, visant à défier le président de la République, la chambre exprimait son refus d'entrer dans le débat constitutionnel demandé par le message présidentiel.

La motion Herriot/Blum : une motion de défiance.

Suite à la lecture du message présidentiel, M. François-Marsal prit la parole pour annoncer que le gouvernement ne présenterait pas de programme mais n'était là que pour permettre au débat constitutionnel de prendre enfin place devant les chambres : « Le Gouvernement qui est devant vous ne s'est constitué que pour permettre aux chambres de se prononcer dans le débat d'ordre constitutionnel, ouvert depuis quelques jours, hors du Parlement, mais dont le Parlement seul est juge ».22 Le président de la Chambre fit alors la lecture de la motion déposée par MM. Herriot, Blum, Raynaldy et Violette qui suit : « La Chambre, résolue à ne pas entrer en relation avec un ministère qui, par sa composition, est la négation des droits du Parlement, refuse le débat constitutionnel auquel elle est conviée et décide d'ajourner toute discussion jusqu'au jour où se présentera devant elle un gouvernement constitué conformément à la volonté souveraine du pays »23.

Cette nouvelle motion déposée par le Cartel tranche avec les motions déposées par les Communistes précédemment. Derrière cette motion, on sent l'esprit du juriste qu'est Léon Blum, l'ancien auditeur au Conseil d'Etat. En effet, la motion présentée n'est nullement inconstitutionnelle, contrairement aux autres, car elle ne demande pas directement la démission du président de la République. Elle a donc toutes les chances d'arriver jusqu'au vote. On sent aussi la main d'Herriot sur cette motion puisque celle-ci officialise la grève des ministères débutée par Herriot [nous soulignons]: « La Chambre, résolue à ne pas entrer en relation avec un ministère qui, par sa composition, est la négation des droits du Parlement, [...] décide d'ajourner toute discussion jusqu'au jour où se présentera devant elle un gouvernement constitué conformément à la volonté souveraine du pays »24. L'objet de cette motion est très clair : mettre Millerand au pied du mur. Il est inconstitutionnel de demander la démission du président de la République. Soit. Forçons-le à démissionner de lui-même. C'est là le but de la motion. En déclarant ne pas vouloir entrer en discussion avec le ministère présent, « négation des droits du Parlement », la motion vise à couper tout lien entre la Chambre et la présidence de la République. C'était le dernier espoir de Millerand, engager le débat pour amener ses adversaires sur le terrain de la stricte constitutionnalité, où il était sûr d'être vainqueur. Ainsi, pour que la bonne marche des institutions puisse reprendre, l'un des deux belligérants devra abdiquer. Ce ne peut être la Chambre car, forte de l'onction populaire qu'elle vient de recevoir, elle estime posséder une légitimité plus récente que celle de Millerand, dont la dernière présence face au suffrage universel date des élections de 1919.

Après la lecture de la motion, le président de la Chambre donna la parole à M. Charles Reibel. Celui-ci défendit la position de Millerand et invectiva le Cartel pour ses manœuvres inconstitutionnelles : « Je ne peux pas croire, pour ma part, qu'après la campagne acharnée que la majorité de gauche livre dans le pays depuis huit jours, elle ne doit pas, elle ne puisse pas désirer un débat clair et complet. Je ne pense qu'elle veuille prolonger une agitation redoutable pour l'intérêt du pays comme pour l'intérêt de la République elle-même. [...] Est-ce donc que les conjurés du coup d'Etat ne sont pas sur de leurs troupes, qu'ils redoutent dans la lumière d'une séance publique, le réveil de leur conscience ? »25. Le mot était lâché : « coup d'Etat ». En essayant de passant outre les règles constitutionnelles, les cartellistes se rendaient coupables d'un coup de force institutionnel. Et Reibel de rappeler à la Chambre qu'elle est réunie pour trancher le débat constitutionnel que les élus cartellistes ont débuté hors Parlement et non pour demander la démission du président de la République.

M. Gaston Thomson intervint pour faire un parallèle entre la situation présente et la grève des ministères sous Mac-Mahon : « Les faits qui se passent à l'heure actuelle évoquent en moi le souvenir d'autres faits qui y ressemblent singulièrement. Je me rappelle les républicains d'alors, se refusant, eux aussi, à entrer en rapport avec un ministère qui avait été nommé contre la majorité du pays ».26 Faire ce parallèle est, à notre sens, inexact. En effet, Mac-Mahon avait choisi consciemment de nommer un ministère hors la majorité de la Chambre, alors qu'ici Millerand ne s'est résolu à nommer un ministère hors la majorité de la Chambre que du fait justement que cette majorité refusait de former un ministère. C'est là où la motion du Cartel est hypocrite : après avoir refusés de former le ministère que Millerand leur proposait, les élus cartellistes s'offusquent de voir arriver un ministère choisi hors leur majorité, et déclarent que la Chambre sera ajournée tant qu'un ministère pris dans leur majorité ne serait pas constitué. S'ils tenaient tant à ce ministère, pourquoi avoir refusé la proposition de Millerand faite à Herriot ? Il est bien tard de demander à Millerand de former un ministère cartelliste après que tous les cartellistes sollicités par Millerand aient refusé son offre. Le Cartel avait décidé de refusé tout ce qui pouvait émaner du Président de la République : un ministère et même une officialisation du débat constitutionnel.

L'absence de réel débat constitutionnel.

Le débat tant souhaité par Millerand n'aura finalement pas lieu. La motion annonçait que le débat constitutionnel serait refusé par la Chambre. Et avant que le vote de la motion soit effectué, le débat constitutionnel fut inexistant.

M. Renaud Jean, élu communiste, prendra la parole pour expliquer le vote des communistes pour la motion, reprenant l'argument que Millerand, en passant du socialisme au Bloc national, avait trahi les ouvriers, et que l'action de son gouvernement, au moment des grèves de 1920, avait parachevé sa trahison . Et de prophétiser, accompagné de L'Internationale chantée par les députés communistes : « Je veux simplement répéter que vous allez à la dictature brutale et que votre dictature sera brisée seulement par l'action révolutionnaire des ouvriers et des paysans ».27 M. Renaud Jean venait officialiser ici l'animosité des communistes envers Millerand. Ensuite, M. Georges Bonnefous, pour l'Union républicaine démocratique, M. Adrien Dariac, pour les Républicains de gauche, M. Michel Walter, pour les Démocrates, M. de Baudry d'Asson, pour les Royalistes, vont monter à la tribune pour défendre le vote contre une motion qu'ils jugent porteuse d'une prétention inconstitutionnelle : « Comment ne pas ressentir les plus vives inquiétudes à voir attaquer et s'efforcer d'abattre le seul pouvoir, qui, dans l'Etat républicain, représente tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, la continuité et la tradition ? ».28 Les députés du Cartel, fidèle à leur volonté de ne pas entrer en contact avec un gouvernement qu'il juge illégitime, vont quant à eux rester silencieux, ne prenant pas la parole pour défendre leur motion et entrer dans le débat constitutionnel. C'est ce que fera remarquer le président du conseil : « Je dois remarquer, et faire constater à la Chambre, comme au pays, que la motion n'a été défendue à la tribune par aucun de ses signataires »29. Pourtant, la droite de l'hémicycle avait invectivé plusieurs fois M. Herriot pour qu'il vienne s'expliquer à la tribune, mais sans succès. Les députés cartellistes étaient conscients que leur démarche allait contre la bonne marche constitutionnelle de la République et que s'ils voulaient réussir l'entreprise délicate de faire partir le président de la République, il fallait que cela se fasse dans un silence total de leur part. En effet, comment encore se targuer d'être républicains si l'on défend une motion allant contre les règles constitutionnelles de la République ? Le débat constitutionnel que le président de la République souhaitait voir se dérouler aux chambres n'aura pas lieu, tant la Chambre des députés que le Sénat passant outre la question elle-même.

La Chambre va voter, à 327 voix pour et 217 contre, la motion Herriot/Blum. La majorité absolue étant de 273, le Cartel, disposant de 287, aurait très bien pu adopter seul. Mais les élus communistes se sont joints à eux. La Chambre a donc décidé de s'ajourner jusqu'à ce qu'un gouvernement pris au sein de sa majorité soit désigné. Mais en substance, c'est bien une mise en demeure du chef de l'Etat qui a été votée ce jour par la Chambre des députés.

On peut noter un certain analogisme, dans cette mise en demeure, avec les textes constitutionnels. L'article 12 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics dispose en effet que « le Président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des députés, et ne peut être jugé que par le Sénat ». Cette procédure est celle à suivre en cas de haute trahison du président de la République. « C'est la Chambre qui met en accusation, soit le Président, soit les ministres, et qui doit jouer le rôle de chambre des mises en accusation, et le Sénat joue le rôle de cour de jugement ».30 Pour autant, on peut analyser la mise en demeure du Président Millerand à l'aune de cette procédure. Plusieurs motions demandant la démission de Millerand ont été déposées devant la Chambre des députés. Elles ont toutes été repoussées par le président de la chambre, soit pour absence de vérification des pouvoirs, soit pour inconstitutionnalité. Mais le 10 juin 1924, la motion Herriot/Blum a été adoptée à la Chambre tandis que le Sénat renvoyait la demande d'interpellation du gouvernement à une date ultérieure. On pourrait arguer que la Chambre des députés mettait alors en accusation le président de la République, sous le regard complice du Sénat qui attendait phloxine son heure pour le juger. La Chambre des députés aurait donc joué son rôle de chambre d'accusation. En votant la motion Herriot, elle tranchait le débat en faveur de la majorité cartelliste et Millerand était mis en accusation.


Section 2 : L'irresponsabilité politique du chef de l'Etat bafouée.

L'irresponsabilité présidentielle, qui découle des lois constitutionnelles, doit faire en sorte que le président de la République soit au-dessus des luttes partisanes. Avec l'adoption de la motion Herriot/Blum, la Chambre votait la mise en demeure du président de la République Millerand, fait inédit dans l'histoire de la Troisième République.

Une irresponsabilité découlant des textes constitutionnels : un Président de la République au-dessus des luttes partisanes.

Les lois constitutionnelles, d'inspiration monarchiques, avaient fait en sorte de créer un semblant de monarque républicain. Elu pour sept ans, il devait être la pierre angulaire de la République, un élément de stabilité institutionnelle que le jeu républicain nécessitait. Suite à la révocation du président de la République Adolphe Thiers le 24 mai 1873 par l'Assemblée nationale, le maréchal de Mac-Mahon, monarchiste, héritait de la présidence de la République. La loi du septennat du 20 novembre 1873 confiait personnellement le pouvoir exécutif au Maréchal de Mac-Mahon pour une durée de sept années.31 L'amendement Wallon, voté le 30 janvier 1873, et qui deviendra l'article 2 de la loi du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs32, en installant l'impersonnalité de la présidence de la République, liait intimement la fonction présidentielle à la République : « Wallon établissait, sans bruit, l'impersonnalité de la présidence, et installait [...] la République dans la maison France »33. Ainsi, la Troisième République devait sa naissance à l'instauration de la fonction présidentielle. Le président de la République devenait l'incarnation de la République. Il découle de cela que s'en prendre au titulaire de la fonction présidentielle, c'est s'en prendre à la fonction, et s'en prendre à la fonction, c'est s'en prendre à la République personnifiée. La monarchie instaurait la permanence du pouvoir, la république augurait l'instabilité politique par le vote. Pour se prévenir de ces changements d'opinion qui pouvaient être intempestifs, l'Assemblée nationale constituante avait doté le président de la République d'une irresponsabilité politique. Léon Duguit disait que « les constituants de 1875 ont voulu faire du président de la République française un roi parlementaire de sept ans et ont établi son irresponsabilité politique »34.

L'article 6 de la loi du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs dispose que « Les ministres sont solidairement responsables devant les chambres de la politique générale du Gouvernement, et individuellement de leurs actes personnels. Le Président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison ». Il découle de ce texte pris a contrario, que le président de la République n'est nullement responsable d'une quelconque politique menée par le Gouvernement. La responsabilité politique est, selon Maurice Hauriou, « celle qui consiste à démissionner sur un vote de défiance du Parlement »35. Les ministres ont cette responsabilité politique devant le Parlement, devant chaque Chambre. Le président de la République n'a pas de responsabilité politique, la seule responsabilité qu'il est possible de lui mettre en jeu concerne les cas de haute trahison. Dans ce cas, il peut être mis en accusation par la Chambre et pourra être jugé par le Sénat réuni en Cour de justice.36 Il s'agit ici d'une responsabilité criminelle du président de la République, mais qui n'est pas de droit commun. Elle jouera en cas de manquement ou d'atteinte à la sureté de l'Etat par le président de la République par exemple.

Dès lors, irresponsable politiquement, le président de la République doit se trouver en dehors des luttes partisanes secouant la vie politique de la nation. Millerand le rappelait dans son message adressé aux chambres : « Vous respecterez la Constitution. Si vous la méconnaissiez, s'il était entendu désormais que l'arbitraire d'une majorité peut obliger le président de la République à se retirer pour des motifs politiques, le président de la République ne serait plus qu'un jouet aux mains des partis »37. C'est là un point essentiel du fonctionnement des institutions de la Troisième République. Avec le Sénat, dont le renouvellement se fait par tiers, la fonction présidentielle a pour but d'assurer la permanence du régime. Ainsi, chaque renouvellement de la Chambre ne doit pas être le lieu à changement de présidence de la République. La stabilité du régime en dépend. En effet, il n'y a pas de simultanéité du renouvellement de ces deux organes constitués. Les lois constitutionnelles ne prévoient que trois cas de fin du mandat du président de la République possible : le terme du mandat, le décès et la démission.38

Jusqu'en 1924, seuls deux présidents avaient accompli leur mandat entièrement : il s'agissait d'Emile Loubet, de 1899 à 1906, et d'Armand Fallières, de 1906 à 1913. Deux présidents étaient morts avant le terme de leurs mandats : Marie-François-Sadi Carnot, qui avait débuté son mandat en 1887, fut assassiné en 1894 par un anarchiste italien, Jeronimo Caserio ; Edgar Faure, président depuis 1895, mourut à l'Elysée en 1899. Raymond Poincaré, élu en 1913, est un cas à part puisqu'il fut élu sénateur en janvier 1913, sept jours avant la fin de son septennat39.

Le président de la République a toujours les moyens de démissionner, mais cela ne doit pas se faire pour des raisons politiques. Paul Deschanel avait démissionné en 1920 pour des raisons de santé. Jean Casimir Périer avait donné sa démission en 1895, ne supportant pas l'hostilité à son égard d'une partie de la presse menée par Jean Jaurès 40 ainsi que des députés de la gauche : « Il s'en émeut plus que de raison et sa nervosité ne tardera pas à le conduire d'abord à l'abattement, puis à la démission »41. Les cas de la démission de Grévy et de Mac-Mahon étaient différents : Mac-Mahon, après s'être soumis à la volonté de la Chambre suite à la crise du 16 mai, refusant de signer un décret retirant le commandement militaire à un ancien camarade, présenta sa démission aux chambres. Jean-Jacques Chevallier rapporte ses propos : « Il s'agit, dit-il, de satisfaire des passions que je déplore, je ne signerai pas. Un autre signera. Moi j'aime mieux me retirer. Je ne peux laisser désorganiser l'armée. »42 Les raisons de la démission de Grévy sont différentes : son gendre usant de la signature présidentielle pour organiser des remises de décorations à ses amis, le discrédit tomba sur le titulaire de la charge présidentielle, Jules Grévy.43

Une mise en demeure inconstitutionnelle du Président de la République.

Malgré les avertissements de Millerand, « Ce n'est pas du Parlement, charger de voter les lois et de veiller à leur respect, que peuvent venir le signal et l'exemple de leur violation »44, de François-Marsal, « Le respect de la légalité est la garantie de nos institutions républicaines et la sauvegarde des libertés publiques »45, de Charles Reibel, « J'adjure tous ceux d'entre vous que n'aveugle pas l'esprit révolutionnaire, de défendre avec nous, par leur vote, la Constitution et la République »46, la motion Herriot/Blum va être adoptée par la Chambre des députés. Certes, cette motion porte la couleur d'une motion d'ajournement de la Chambre mais en substance, elle va mettre en jeu la responsabilité présidentielle du président de la République.

En effet, le 11 juin, le président de la République adressait son message de démission aux chambres, conformément à la tradition. Le message était le suivant : « Fidèle au premier devoir du président de la République, qui est le respect scrupuleux des volontés du suffrage universel, je me suis tourné vers les hommes politiques qu'il avait désignés : j'entendais collaborer avec eux en toute loyauté à la gestion des affaires publiques. À mes offres ils ont répondu par un refus. Ils ont exigé ma démission, prétention injustifiable violemment opposée à l'esprit comme à la lettre de la loi constitutionnelle. Si notre Constitution remet le choix du chef de l'État uniquement aux mains des parlementaires, elle a eu du moins la prudence de disposer qu'une fois élu, il n'aurait, sauf le cas de haute trahison, à rendre des comptes à personne pendant la durée de son septennat. Une décision inspirée par l'esprit de parti à quelques meneurs vient de jeter bas cette garantie. Sous leur pression, des réunions extra-parlementaires ont déclaré que le président de la République ne plaisant pas à la majorité de la Chambre nouvelle devait se retirer immédiatement, sans attendre le terme légal de son mandat. Précédent redoutable qui fait de la présidence de la République l'enjeu des luttes électorales, qui introduit par un détour le plébiscite dans nos mœurs politiques et qui arrache à la Constitution le seul élément de stabilité qu'elle renfermât. J'aurais cru commettre une félonie en me faisant -- ne fut-ce que par mon inertie -- le complice d'une nouveauté si grosse de périls. J'ai résisté. Je ne cède qu'après avoir épuisé tous les moyens légaux en mon pouvoir ».47 Millerand ne faisait que tirer les conséquences de l'opposition de la majorité cartelliste à son maintien à l'Elysée.

Avec la démission de Millerand provoquée par la Chambre des députés, un précédent dangereux voit le jour dans les institutions de la Troisième République. Pour la première fois, hors les textes constitutionnels, un président de la République doit démissionner pour des motifs d'ordre politique, sur une mise en demeure de la Chambre. Bien entendue, les lois constitutionnelles ne prévoient aucunement cette forme de responsabilité présidentielle, et la manœuvre du Cartel des gauches s'est faite contre celles-ci. Mais ce qui est encore plus grave pour la stabilité du régime que cette simple violation, ce sont les conséquences qui vont découler de celle-ci. En effet, si une chambre nouvellement élue se trouve confronté à un président de la République qui n'est pas de son bord politique, ce qui est inévitable puisque d'une, les majorités à la Chambres sont oscillantes, de deux, les durées des mandats ne correspondent pas, elle pourra tout bonnement mettre en demeure le titulaire de l'Elysée de donner sa démission. Ce risque était prophétiser par Charles Reibel à la tribune le 10 juin 1924 : « Messieurs, je voudrais, en terminant, souligner les graves dangers auxquels vous exposez le régime, si vous vous engagez dans la voie que vous voulez prendre. Désormais le président de la République sera pratiquement responsable, devant les Assemblées [...] ou tout au moins devant la Chambre. [...] Que se produirait-il à chaque changement de législature si à chacun de ces changements correspond une modification dans l'orientation politique ? »48

Constitutionnellement, tout est parti du discours d'Evreux. En ne faisant pas contresigner son discours, le président de la République ne faisait pas engager la responsabilité de ses propos au ministre signataire. Ce discours, éminemment politique, voyait le président de la République faire la défense de la politique menée alors par le Bloc national. Dès lors, ce discours n'a plus la fonction d'un acte de gouvernement, il prend la fonction d'un acte personnel du président de la République, et donc va engager sa responsabilité politique. Pour Léon Duguit, seul le message de démission du président de la République était un acte personnel, qui engageait sa responsabilité : « Seul le message par lequel le président de la République donne sa démission n'est pas lu par un ministre et n'a pas besoin d'être contresigné. Il est lu par les présidents des assemblées. Il y a là un acte absolument personnel, qui ne peut être considéré comme un acte de gouvernement ». 49C'était un engagement instantané, la responsabilité était instantanée, elle prenait naissance et fin dès la lecture, officialisant la démission. Le président de la République était seulement responsable politiquement de sa démission. Dans le cas de Millerand, en prononçant ce discours, on peut le dire, de politique générale, il a accompli un acte personnel mais dont la responsabilité ne fut pas instantanée et s'écoula dans le temps. Sa responsabilité fut alors mise en cause par la Chambre des députés nouvellement élu par le biais de la motion d'ajournement.

Par son acte de démission, Millerand donnait caution à la thèse de la responsabilité présidentielle. S'il s'était maintenu à la présidence de la République, la manœuvre cartelliste n'aurait pas été victorieuse et ce précédent dangereux n'aurait pas eu lieu. Mais en démissionnant, c'est la thèse de la responsabilité présidentielle qui prend forme : le président de la République, s'il émet un acte sans contreseing ministériel, engagerait dorénavant sa responsabilité devant la Chambre des députés. C'est l'analyse que fait Maurice Hauriou de cette crise : « Il est très fâcheux que la situation politique créée par les élections du 11 mai 1924 ait amené le Président Millerand à se retirer devant un vote formel des deux chambres, fait qui pourrait être interpréter comme posant le précédent d'une responsabilité présidentielle devant le Parlement ».50 On voit ici poindre un problème plus étendu, quant à la nature du régime. De parlementaire, où le cabinet est responsable devant une chambre basse qui peut être dissoute par un chef de l'Etat irresponsable politiquement, on passerait à un régime d'assemblée, où le cabinet et le chef de l'Etat seraient responsables devant une chambre basse toute puissante. Cela changerait la nature du régime seulement dans les faits, car les lois constitutionnelles demeureraient inchangées. Mais la nature d'un régime s'analysant à l'aune des textes constitutionnels et aussi de la pratique, la crise présidentielle de 1924 semble instaurer un régime d'assemblée au sein de la Troisième République.

1 Léon Duguit, op. cit., p.501.

2 Ibid.

3 Annales de la Chambre des députés, op. cit., p.63.

4 Léon Duguit, op. cit., p.502.

5 Article 3 de la loi du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs, alinéa 6 : Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par un ministre.

6 Léon Duguit, op. cit., p. 501 et 502.

7 Hans Kelsen, La garantie juridictionnelle de la Constitution (La justice constitutionnelle), extrait de la Revue de Droit Public et de la Science politique en France et à l'Etranger, Avril-Mai-Juin 1928, Paris, éditions Marcel GIARD, 1928, p.6.

8 Gaston Jèze, « Chroniques constitutionnelles », Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger. (RDP), éditeur Chevalier-Marescq, 1913, p.113.

9 Annales de la Chambre des députés, op. cit., p.63.

10 Serge Berstein, Edouard Herriot, op. cit., p110.

11 Dubois-Richard, « Le respect de la Constitution ne permet pas à M. Millerand de rester à l'Elysée », L'Œuvre, n° 3172 du Samedi 7 juin 1924.

12 Léon Duguit, op. cit., p.551.

13 Hans Kelsen, op. cit., p.2.

14 Article 9 de la loi du 24 février 1875 relative à l'organisation du Sénat : Le Sénat peut être constitué en Cour de justice pour juger, soit le Président de la République, soit les ministres, et pour connaître des attentats commis contre la sûreté de l'Etat.

15 Annales de la Chambre des députés, 13ème Législature, Débats Parlementaire, Session ordinaire de 1924, Tome II, du 1er juin au 27 août 1924, Paris, Imprimerie des J.O., 1925, Séance du 1er juin.

16 Ibid.

17 Eugène Pierre, Nouveaux suppléments au traité de droit politique, électoral et parlementaire, Tome Premier, Fin de la IIIème République (1924_1945), rassemblé par M. Jean Lyon, secrétaire général honoraire de l'Assemblée Nationale, La Documentation Française, p.360.

18 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 6 juin.

19 Ibid.

20 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 7 juin.

21 Ibid.

22 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 10 juin, p.64.

23 Ibid.

24 Ibid.

25 Ibid.

26 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 10 juin, p.68.

27 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 10 juin, p.71 à 73.

28 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 10 juin, p74 à 76.

29 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 10 juin, p76.

30 Maurice Hauriou, op. cit., p.201.

31 Article 1er de la loi du 20 novembre 1873 : Le pouvoir exécutif est confié pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon.

32 Article 2 de la loi du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs : Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et par la Chambres des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible.

33 Jean-Jacques Chevallier, op. cit., p.304.

34 Léon Duguit, op. cit., p.547.

35 Maurice Hauriou, op. cit., p.137.

36 Article 12 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports pouvoirs publics : « Le Président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des députés, et ne peut être jugé que par le Sénat. »

37 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 10 juin, p.64.

38 Article 3 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875.

39 www.elysee.fr/president/la-presidence/les-presidents-depuis-1848/troisieme-republique/la-troisieme-republique.9729.html

40 www.assemblee-nationale.fr/histoire/presidents/jean_casimir-perier.asp

41 Jacques Chastenet, Histoire de la Troisième République, Tome 3, La République Triomphante (1893-1906),p63.

42 Jean-Jacques Chevallier, op. cit., p.327.

43 Jean-Jacques Chevallier, op. cit., p.357.

44 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 10 juin, p.64.

45 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 10 juin, p.65.

46 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 10 juin, p.70.

47 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 11 juin 1924.

48 Annales de la Chambre des députés, op. cit., Séance du 10 juin, p.69.

49 Léon Duguit, op. cit., p.502.

50 Maurice Hauriou, op. cit., p.137.

Erwan ETIENNE, erwan-etienne@laposte.net Travaux de M2 Droit Public (2011/2012)
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